A quel moment on a le droit d’exister ?
Des fois je comprends pas pourquoi la vie me semble si dure. Je sais pourtant, que je suis en plein milieu d’une campagne de harcèlement transmisogyne, mais les assaillants sont si discrets qu’on pourrait presque ne pas les voir. Il n’y a pas d’attaque directe. Seulement des coups bas et des manigances dont il faudrait faire fi. Et puis elle me dit « oui mais tu vois bien : dès que tu es avec de nouvelles personnes tu te demandes si elles vont pas te rejeter dès l’instant où elles apprendront que tu sors avec moi. Tout le monde dans le polycule en est là, à se dire que je suis le meilleur filtre pour jauger les gens. C’est pas normal. La situation normale c’est pouvoir dire : ma meuf est trop cool j’ai hâte de vous la présenter ! » et je m’arrête en pleine rue pour me remettre à chialer parce que, merde, j’en suis au point où j’avais même oublié à quoi la normalité ressemble.
Ma meuf je l’aime. Et j’ai envie de pouvoir la présenter partout. Mais je ne peux pas. Dans l’asso où je suis, face au déferlement de haine à son encontre, et puisque je m’entendais suffisamment avec mes collègues, j’ai demandé de l’aide. Résultat : la moitié du CA a donné sa démission pour ne surtout pas être associé au post instagram pédagogique sur les mécanismes de la transmisogynie que j’avais proposé que l’on poste. Alors pour mes autres lieux de socialisation : je me suis ménagé des espaces de déni. Je participe aux activités et je rigole avec les gens mais je ne leur parle pas de celle qui compte le plus dans ma vie.
Je suis dans un placard.
Un placard vraiment tout petit, construit sur mesure. Je peux très bien me revendiquer d’une identité, venir nourrir un panel de représentations. Mais je dois pour ma survie sociale taire mes idées, mes amours, mes rêves.
Cela n’est pas neutre.
Ca restreint et ça diminue. C’est une chape de plomb qui veut étreindre toute lumière en nous. Les échappatoires, il y en a peu. Par moments, il me semble qu’il ne reste que le temps que nous passons ensemble. Quand elle est là, j’ai l’impression de tout pouvoir affronter, ou bien de ne rien avoir à affronter, parce qu’elle me rend heureuse. Et vivante. Et que ça me suffit.
Mais quand vient l’heure de se dire au revoir, je sais trop bien vers quoi je retourne, et le contraste me déchire.
Je me rappelle que malgré tout le temps que nous avons passé ensemble, nous n’avons pas fait de projet, car ni elle ni moi n’avons l’énergie de nous envisager demain.
Des projets, je n’en ai plus non plus qui avancent de mon côté. C’est pourtant ça, créer, écrire, qui m’a toujours permis de tenir dans les moments les plus durs de ma vie.
Sauf qu’écrire, ce n’est que la moitié du chemin. Au delà de la nécessité que représente pour moi l’acte de création, se pose la question du débouché. Ou plutôt : de l’absence de débouché.
J’ai appris à faire sans, à m’efforcer de ne pas y penser pour ne pas rester bloquéé.
Reste que ça me gratte.
Pourquoi donc ai-je besoin de publier mes textes ?
La réponse, je crois, c’est que j’ai besoin de trouver les gens qui me ressemblent. Pas parce qu’iels auraient la même « identité » que moi, mais parce que nous partageons ce même désir d’interroger le monde, de rechercher des manières alternatives d’être au monde, d’aimer. Parce que nous participons ensemble à une même conversation collective. Je veux présenter mes textes parce que tant qu’ils ne sont pas reçus, ça ne marche pas, ça me laisse vide. C’est comme faire un câlin au néant, avec mes bras qui se referment sur le rien. Il manque la réciprocité, l’échange, la connexion. Mes écrits non publiés sont tels des sons dans le vide de l’espace : ils n’existent pas vraiment.
Je sais, on me l’a bien fait savoir, que mes œuvres sont trop marginales ou bizarres pour être rentables ou défendables aux yeux des éditaires qui ne comprennent pas toujours ma démarche. J’étais déjà sans vrai espoir sur mon avenir à ce niveau. Mais le harcèlement, qui ne vise pourtant ni moi ni mes textes, n’a fait qu’empirer les choses.
Mon projet en cours parle un peu d’exclusion et de solitude, de violences perpétrées au nom du féminisme. Mais ce n’est qu’un point de départ. Un contexte à partir duquel établir un contraste. Je veux surtout parler d’amour, de ce que l’on arrive à construire de beau et de solide quand on est là les unns pour les autres, que l’on fait l’effort d’apprendre à communiquer et à différencier les conflits des agressions. Je veux parler d’à quel point ça change la vie d’avoir des gens en qui on peut avoir confiance, des gens qui nous redonnent de l’espoir parce qu’ils nous prouvent chaque jour qu’ils peuvent se réaliser. Bref : je veux parler d’elle. Car s’il y a bien une personne qui ne me déçoit pas, qui ré-élève tous mes standards, avec qui je veux construire le reste de ma vie : c’est bien elle.
Je l’aime et j’ai envie de le crier partout où cela est possible. Je veux le dire pour elle. Et je veux le dire AVEC elle. Je veux nous faire exister dans la grande conversation sur le monde, l’univers et tout le reste.
Mais le harcèlement m’apprend que cela n’est pas seulement vain : c’est dangereux. Et tout s’effondre.
C’est « pratique », personne ne nous dis vraiment ce qu’on a fait de mal. En fait, personne ne nous dit rien. Il n’est pas possible de nous parler sans voir notre souffrance, et nos bourreaux qui se gargarisent de « croire les victimes » ne veulent pas avoir à constater cette réalité. Les y confronter, c’est « violent ». J’ai un dossier entier de preuves que nos adversaires mentent ou déforment la réalité pour défendre leur point de vue, mais c’est « pratique » : il faudrait les croire sur parole. Sinon, c’est « violent ». C’est « pratique » parce que si on s’en sort, ce sera la preuve qu’on est « puissantts » et que les attaques envers nous étaient « inconséquentes » et donc sans gravité, si on ne s’en sort pas, ma foi : est-on bien sûrrs de ne pas être les artisantts de nôtre propre malheur ? Askip, c’est nous les méchantts, on a bien dû faire « quelque chose ». Non ? Ne surtout pas nier l’infamie de notre simple existence. Ca aussi : c’est violent.
Alors on rempli nous même le silence avec nos propres insécurités, angoisses et traumatismes. Le temps passe et ne nous appartient plus vraiment, il nous est confisqué. On attend. Enferméés dans un présent sans futur.
Et ça fait mal.
Mal de souffrir et mal d’être impuissantts face à la souffrance de ceusses qu’on aime le plus. La transmisogynie aura détruit sa source de revenu, nos engagements associatifs militants, l’existence même du centre lgbt local. Elle continue de s’attaquer à nos santés mentales, à nos rêves et à nos espoirs, à notre capacité à faire de nouvelles rencontres, aux liens même que l’on crée entre nous. On culpabilise de ne pas réussir à être bien dans un environnement où des gens se gargarisent de croire les victimes, mais dépensent toutes leur énergie à silencier celles qui subissent du harcèlement intracommunautaire transmisogyne, quand bien même elles alertent depuis des années sur la situation et peuvent expliquer en détail ce qui leur arrive. Où des gens, in fine, ont décidé que le monde se porterait mieux si la femme que j’aime n’existait pas.
Je suis seulement victime collatérale dans cette histoire, mais je suis atteinte là où rien d’autre n’avait pu m’atteindre jusque là : la capacité à créer quand j’ai du temps pour le faire. Parce qu’au fond, cette fois, ce n’est plus seulement du débouché que je me sens déconnectéé : dans la création même, c’est compliqué. Je veux parler de l’amour quand il nous libère, qu’il nous fait relever la tête et regarder vers demain, quand il nous aide à (nous re)construire. Mais il y a tant de mois que mon amour doit être contenu au jour le jour, que tout parait loin, comme si je cherchais à retrouver des souvenirs d’une autre vie.
Je ne sais plus à quoi ça ressemble, la normalité, le bonheur quand il n’est pas tâché par la haine d’inconnuus.
Vous voulez un témoignage ? En voilà un.
Je voudrais juste avoir le droit d’exister à nouveau, retrouver la possibilité d’envisager l’avenir, qu’on me rende la joie primaire de dire le cœur léger à quel point ma meuf est cool. Tout le monde devrait avoir ça. Juste ça.
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