L’incertitude des vivants c’est : moi, je sais pas si je dois/veux écrire un article sur l’incivilité des fantômes, de Rivers Solomon.
J’ai voulu poser la question, mais en fait, elle est assez longue à formuler.
Du coup, je me retrouve à faire un article de blog sur « dois-je faire un article de blog ? ».
C’est… méta ><
Mais c’est parti, accrochez-vous, on va compter les points /
(NB : petit synopsis pour rendre plus clair le reste de l’article : le roman suit Aster, une jeune guérisseuse vivant à bord d’un vaisseau spatial perdu dans l’espace depuis environ trois siècles, et filant vers une destination inconnue. Elle est accompagnée de son amie d’enfance Gisèle, et de son ami et mentor Théo)
(NB 2 : J’ai masqué certains passages de l’article, que vous pouvez dérouler en cliquant sur les balises de TW. Note que l’appréciation de ce que j’ai choisi de masquer ou non est personnelle)
Je voulais chroniquer
Parce qu’indépendamment de l’appréciation personnelle que je pourrais en faire, on a besoin que des livres tels que l’incivilité des fantômes soient écrits, publiés, traduits… et chroniqués. Et par « des livres tels que l’incivilité des fantômes », je veux dire des livres écrit par un.e femme non-binaire/agenre, intersexe, noir.e, et neuroatypique, qui construit son univers et ses personnages en se reposant sur son identité.
Je suis disponible pour du consulting (sensitive reading) dans les domaines suivants :
– Sexualité queer/lesbienne (mon expérience personnelle est celle d’une femme non-binaire/agenre dont les premières relations ont toutes été avec des femmes)
– Identités non-binaires/genderqueer/agenre
– Identités noires et ethnicité
– Neuroatypie et problèmes de santé mentale (Plus spécifiquement TDAH autisme, anxiété, dépression sévère, troubles de l’humeur tels que bipolarité, schizophrénie et psychose)
[Site de Rivers Solomon, rubrique HireMe]
L’écriture de Rivers Solomon parle pour les marges, pour les minorités. Sa plume est à l’intersection de toutes les oppressions qu’iel connait.
Rivers Salomon est une digue, un.e anarchiste, une bête, un.e exilé.e, une blessure, un frisson, une épave et un.e réfugié.e de la traite négrière trans-atlantique. Iel écrit sur la vie dans les marges, où iel est chez ellui.
[Site de Rivers Solomon, rubrique about]
Rivers Solomon ne s’excuse pas d’être ce qu’iel est.
Journaliste : Que recommanderiez vous à de jeunes personnes transgenres qui voudraient devenir écrivain.e.s ?
Rivers Solomon : Faites que vos histoires soient aussi effrontément et indéniablement vôtres que possible.
[Interview sur le blog de the Office of Intellectual Freedom]
Et ses personnages ne s’excusent pas non plus.
– Je vous en prie, expliquez moi. J’aimerais comprendre. Pour quelle raison voulez-vous que je demande pardon ? Vous voulez que je demande pardon d’être née ? De respirer ? J’existe, je n’y peux rien.
[p.338]
On peut regretter que cela (qui écrit et quel genre de personnage) soit un critère en soi, mais s’en est un : on est en manque de représentation. On vit dans un monde où le fait que la voix de Rivers Solomon soit entendue est :
1) presque un miracle
2) conséquemment quelque chose de précieux
L’incivilité des fantômes mets en scène une société ségrégationniste, où les gens sont répartis en ponts (rangés dans l’ordre alphabétique) qui ne communiquent pas. En haut (début d’alphabet) il y a les ponts des riches blanc.he.s (dont on ne sait pas grand chose, sinon qu’iels sont démesurément aisé par rapport aux ponts inférieurs).
Quand Aster monta pour la première fois sur le pont E en compagnie de Théo, la frontière du sens de certains mots se déplaça une fois de plus, parce que les définitions précédentes se révélaient insuffisantes, incapable de se reproduire ; leur bagage était trop faible et inadapté à la singulière écologie du Mathilda. Ainsi, opulent ne signifiait plus une deuxième assiettée au dîner, mais des statues de bronze représentant des anges en pleurs, des robes si majestueuses, si fastueuses qu’on aurait pu fabriquer, à partir du tissu dont elles étaient faites, cinq ou six autres robes.
[p.239]
En bas (fin d’alphabet), les populations vivent dans la misère, sans chauffage, violentées par les gardes, méprisées, exploitées et empêchées de communiquer les unes avec les autres (il faut un laissé-passer pour passer d’un pont à l’autre, et il y a un couvre-feu)
Certaines choses se savaient depuis deux générations sur le pont R, mais personne n’en avait entendu parler sur le pont V, et ainsi de suite. Ils étaient vingt mille Bas-Pontiens, et il y avait presque autant de modes de vie différents. Cela découlait de la nature-même du vaisseau, que divisaient les cloisons de métal, les langues et les gardes. Même sur ces ponts très unis qu’étaient les Goudrons [i.e les ponts P, Q, R, S et T. NdE], les informations ne circulaient guère.
[p.17]
Dans ce contexte, Aster est traitée comme une moins que rien par les autorités en raison à la fois de sa couleur de peau et de son intersexuation (qui est une caractéristique répandue sur le pont Q dont elle est issue)
A la suite de multiples perturbations hormonales, les corps de certains Goudrons n’affichaient pas les caractéristiques définitoires des sexes masculins ou féminins. Du moins aux yeux des gardes. Ainsi, Aster présentait une pilosité et une carrure qui ne cadrait pas avec son absence d’organes externes capables de produire de la testostérone.
[p.22]
Ceci permet de parler de racisme, et d’intersexophobie, et de rejet de manière générale, que celui-ci s’exprime par du dégout ou par une fétichisation.
Elle ne comprit pas le reste de ses paroles mais cela n’avait pas beaucoup d’importance. Elle avait si souvent vécu ce genre de situations qu’elle savait à peu près ce que le garde était en train de lui rabâcher. Ils répétaient tous plus ou moins la même chose : on va voir si tu feras encore l’insolente quand tu auras tâté de mon fouet ; tu es aussi laide qu’un animal, avec ta peau noire et tes yeux de lune et ton nez épaté, et tu es si laide que je vais te prendre de force ; tu es si belle, comme un animal, si belle que je vais te prendre de force ; j’adore comment tu prépares le porridge de maïs, avec le sirop d’érable, la cannelle et la cardamone, tu pourrais apprendre la recette à ma femme, tu sens si bon, tu sens la chicorée, ou tu sens le thé, ou tu sens l’océan, même si personne sur ce vaisseau n’avais jamais senti l’odeur de l’océan, parce que de l’océan, dans l’espace, il n’y en avait pas.
[p.131]
Mais c’est aussi une façon de présenter une société (celle des bas-Ponts) qui ne fonctionne pas comme la nôtre en terme de genre. L’auteurice en parle d’ailleurs très bien dans cette interview :
Rivers Solomon : Une part de moi se demande si je n’aurais pas dû identifier mes personnages avec des mots contemporains, afin qu’il n’y ait pas de doute dans l’esprit des lecteurices. Mais pour moi, toutes les étiquettes dépendent du contexte où elles ont été inventées. Aussi, cela ne me semble ni authentique ni organique d’utiliser, pour décrire mes personnages, des mots qui ont été développés par rapport à notre contexte contemporain. Sur le pont Q où vit Aster, par exemple, quasiment tout le monde utilise des pronoms/accords féminins et est globalement perçue comme femme ; et la plupart de ces femmes sont intersexes. Aussi, dans ce monde où vous et toutes les personnes par lesquelles vous pourriez être attirée sont des femmes, cela n’a pas de sens de vous déclarer « lesbienne »… et ça n’en a certainement pas beaucoup plus de vous dire « cis » quand rien de votre corps et de votre expression de genre n’est usuel.
Journaliste : Cela vous dérange-t-il quand des lecteurices décrivent vos personnages avec des mots que ceux-ci n’utilisent pas ?
RS: Pas du tout ! J’utilise moi-même tous ces mots pour les définir. Aster est une lesbienne butch intersexe, mais peut-être agenre. Théo est une femme trans non-binaire. Ce sont mes interprétations, mais on pourrait certainement trouver des arguments en faveur d’une autre classification. Ce qui me plait, c’est qu’éviter les étiquettes est aussi une façon de dire « les identités ne sont pas sacrosaintes ». Pour moi, elles ne sont ni des vérités objectives ni des réalités biologiques innées. Elles sont plutôt une composante dans la manière dont on se considère au sein d’un vaste réseau d’informations et de relations sociales.
[Interview sur le blog de the Office of Intellectual Freedom]
On se retrouve dont avec une ambiance où (au moins sur le pont d’Aster), être queer est naturel (NB : ce n’est pas du tout le cas dans le haut pont d’où vient Théo), et cela, malgré tout ce que les personnages peuvent vivre de monstrueux, c’est réjouissant. Et ça l’est encore plus (du moins je crois, voir la partie « pourquoi je ne voulais pas chroniquer ce livre ») pour ce qui est de l’autisme du personnage principal.
Aster en effet présente de nombreuses caractéristiques qui l’apparentent au spectre autistique. Encore une fois, le mot n’est pas dit, et je ne suis pas experte, mais : elle a besoin de dresser des listes précises de ses activités du jour, elle interagit plus facilement avec les autres quand elle a l’impression de tenir un rôle comme au théâtre, elle aime les vêtements lourds et/ou compressif, faire des gestes répétitifs (stimmer) l’aide à réfléchir, elle n’a jamais su regarder les gens dans les yeux, elle ne s’est mise à parler qu’à l’âge de huit ans, elle a parfois du mal à comprendre le second degré… (et merci aux militant.e.s autistes qui m’ont permis de savoir identifier tout ça). Mais ce qui est surtout marquant (je trouve), c’est que la narration, qui suit la pensée d’Aster, n’est pas conventionnelle : il y a des associations d’idées qui font que l’on passe d’une scène à un souvenir à un conte à une anecdote pour revenir sur la scène. Aussi, les réactions d’Aster qui pourraient (d’un point de vue extérieur) sembler incongrues apparaissent en fait comme tout à fait logiques. Et là encore, je crois que c’est quelque chose de très important : de rendre naturelle une manière de penser à laquelle on est pas habitué.e.s (et que l’on a jamais apprit à comprendre/envisager).
J’ignore si cette narration est vraiment liée à l’autisme d’Aster (je crois que si, car elle donne une impression qui disparait dans les trois chapitres racontés depuis un autre point de vue), mais elle est, cela est certain, inhabituelle : d’ordinaire, on a plutôt une unité d’action, et si tel n’est pas le cas, on passe vraiment du coq à l’âne (soit pour créer un effet comique/absurde, soit pour prolonger le suspense en intercalant un chapitre déconnecté du feu de l’action). Mais ici, on suit vraiment un fil de pensée dans tout ce que cela peut impliquer de non linéaire : un procédé qui me rappelle un peu Confiteor (de Jaume Cabré), roman qui nous plonge dans l’esprit d’un homme qui, bientôt mourant (et atteint d’Alzheimer), raconte sa vie (et vraiment, si je devais vous recommander un livre rien que pour le style : ce serait Confiteor, indéniablement u.u)
Voilà en somme pourquoi je voulais chroniquer ce livre : il est important.
Cela, plus le fait qu’au moment où j’ai fini ma lecture, il n’y avait que trois chroniques en français, dont aucune ne genrait l’auteurice correctement (entre « elle » et « ils »… faut arrêter avec le « ils » au pluriel, sans déconner)… et bon je parle pas du festival de n’importe quoi qui allait avec dans l’un d’entre eux.
(Enfin heureusement d’autres articles sont parus depuis, comme par exemple lui)
Retourner en haut pour lire pourquoi je voulais pas chroniquer
Je ne voulais pas chroniquer
Parce que j’ai conscience que le roman parle avant tout d’être noir.e, intersexe, autiste… et que ça fait quand même beaucoup de réalités pour lesquelles je ne suis pas concernée (edit : en fait, je suis autiste, mais je ne le savais pas au moment où j’ai écrit cet article). Et bon, ça me botte moyen d’aller ramener ma science en mode « hey, j’ai tout compris, laissez moi analyser pour vous ! ». Surtout que bon… en fait j’ai pas tout compris du tout : Scène à scène, je vois relativement bien, mais la fin me laisse dubitative. Je ne suis pas sûre de bien l’interpréter, et donc que je ne suis pas sûre de bien interpréter le livre dans son ensemble. C’est quand même gênant, on va pas se mentir.
Enfin ça m’empêche pas de donner mon avis, tant que je suis transparente et que vous avez conscience qu’il est à prendre avec des pincettes.
Reste la deuxième raison pour laquelle je ne voulais pas chroniquer ce roman : sa violence.
Pour moi, ce fut une lecture vraiment éprouvante, qui m’a laissé (littéralement) en PLS. (Note que j’avais lu La cinquième saison (de N.K Jeminsin) juste avant. J’ai vraiment beaucoup aimé, mais c’était déjà une lecture dure, avec moult horreurs au fil des pages. Bref j’étais déjà pas bien avant de commencer. Donc c’est peut-être aussi une affaire de timing).
Au final, je ne suis pas sûre de savoir dire si j’ai aimé ou non L’incivilité des fantômes.
Or jusqu’à présent, je n’ai chroniqué sur ce blog que les lectures qui m’ont vraiment plu (hors mes lectures pour compléter mon article sur le matrimoine de SF)
Donc j’hésite.
Et je veux prendre le temps de détailler tout ça.
Qu’est-ce qui était si difficile dans ce roman ?
Trois points (qui font suite).
Je vous laisse dérouler, ou pas.
Je ne sais pas dans quelle mesure ce n’est que moi, mais j’ai toujours été très sensible au décalage de ton : parler de choses horribles avec légèreté et décontraction, ça me donne des sueurs froides. Petite, j’avais des cauchemars sur des chansons qui marchaient sur ce principe :
– Que ce soit C’est normal (de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem) où un couple chante un air de « la la la » joyeux tandis que l’immeuble où ils sont est en train de s’effondrer… et l’homme de dire « t’es fatiguante avec tes questions… oui, tout s’écoule, y’a eu une explosion de gaz, alors dans ses condition le maintien de la vie n’est pas possible, c’est normal » (Précision que j’avais dix ans la dernière fois que j’ai entendu cette chanson, et que ma mère m’avait expliqué les paroles non pas en disant « l’homme, ce con, prend de haut les inquiétudes légitimes de sa femme » mais « l’homme, ce héro, trouve les mots pour dédramatiser une situation », et cette interprétation était encore pire ><)
– Ou Le petit train (des Rita Mitsouko) depuis le jour où j’ai compris que cette musique joyeuse et entrainante parlait en fait d’un train en partance pour un camp de concentration nazi.
Or dans L’incivilité des fantômes, de part la narration (voir partie pourquoi j’ai envie de chroniquer), on retrouve un peu ce schéma : il arrive parfois des choses terribles, mais l’héroïne se focalise ailleurs, pense à autre chose, et nous, on doit se débrouiller pour digérer comme on peut.
Un exemple peut-être anecdotique (mais qui a l’avantage d’être court) dans cette scène :
Il lui donna un coup brutal sur les poignets et serra encore plus les menottes. Aster ferma les yeux mais ne cria pas. Elle sentait une grande douleur, probablement une fêlure du radius.
– Ça t’a fait mal, mignette ? Je parie que ça te plairait, si je desserrais les menottes, dis le garde.
Aster ouvrit les yeux et le regarda. Sur son badge, il était écrit « Agent Isvik ».
– Mignette ? dit-elle. C’est quoi, un fleur ? Un tout petit peu mignonne ?
Ma chérie, ma puce, mon cœur, ma douce, mon trésor, mon ange, mon chou, mon chaton, mon lapin, mon poussin ma caille, ma biche, elle connaissait. Mignette, elle n’avait jamais entendu cela.
[p.217]
Ce décalage est introduit dès le premier chapitre, où l’on fait la connaissance de Flick, une enfant qui doit se faire amputer du pied… et qui passe l’essentiel de la scène à plaisanter et discuter joyeusement.
– J’ai toujours cru que les instants qui précédaient une opération chirurgicale étaient peu propices à l’amusement et à la frivolité, et pourtant la légèreté a marqué pratiquement l’ensemble de notre conversation.
Flick haussa les épaules, ce qui eut pour conséquence de faire tomber la couverture qui lui couvrait les épaules.
– J’aime bien faire le contraire de ce qui est convenable. [De toute façon, [rien] n’empêchera […] qu’il faut me couper le pied !
[p.14]
L’auteurice évoque d’ailleurs cette ambivalence (l’horrible qui se mêle au léger) en interview :
Cela n’en a peut-être pas l’air, parce que c’est un monde brutal, mais une grande part de L’incivilité des fantômes est une compilation de tout ce que j’aime. Toutes mes manies, tous mes intérêts, tous mes amours sont là, sur les pages.
[Interview sur le blog de the Office of Intellectual Freedom]
Ensuite, il y a le personnage de Giselle.
J’ai du mal avec Giselle.
Je devrais peut-être avoir plus de compassion pour elle, mais je n’y arrive pas.
Je sais pourtant qu’elle ne va pas bien (clairement).
– Giselle souffrait de multiples problèmes d’ordre psychologique, la conséquence inévitable de tous les traumatismes qu’elle a subis. J’estime qu’elle a probablement survécu à quatre-vingt-onze expériences intensément traumatiques, mais je n’ai pas toutes les données nécessaires. Elle aimait peu de choses, en détestait beaucoup.
[p.385]
Je sais qu’elle a besoin de soins, et que ce n’est pas de sa faute si elle n’y a pas accès.
Je ne suis jamais reconnaissante. J’aimerais bien, pour de vrai, mais ce que je ressens toujours, c’est de l’irritation, je suis infiniment irritée. Tout ce qu’on peut me faire de gentil ne fait que me mettre en colère. C’est comme si c’était trop peu, trop tard.
[p.360, chapitre du pdv du Giselle]
Je comprends l’intention derrière ce personnage, que l’auteurice explicite, d’ailleurs :
J’ai représenté Giselle d’abord comme une personnalité purement antagonique […] Je voulais montrer que ce monde brutal et rude rend les gens eux-mêmes brutaux et durs entre eux.
[Interview sur le site de Libération]
Mais en attendant, Giselle met mal à l’aise, car elle ne fait que détruire. Elle n’a aucun respect ni pour son propre bien être ni pour celui des autres. Elle ne respecte pas les limites des gens qui l’entourent. Elle participe à faire en sorte qu’Aster n’ait pas de vrai refuge, d’endroit pour se reposer de la brutalité du monde extérieur. Je veux dire, l’univers est ainsi construit (avec les gardes qui peuvent entrer dans les dortoirs à n’importe quelle heure de la nuit et distribuer des coups), mais Aster a aussi son laboratoire secret, son botanarium, où elle fait pousser ses plantes et où elle garde tout ce qui compte pour elle (à commencer par les carnets de note de sa mère, le seul héritage qu’elle a d’elle). Et Giselle fait planer une menace sur cet espace, parce qu’elle y a accès.
On la rencontre au chapitre deux, alors que les deux femmes sont au botanarium, et une des premières actions de Giselle est de voler le carnet d’Aster (un bullet journal sur lequel elle note sa liste de choses à faire, un objet auquel elle tient et qui lui est utile, sinon essentiel) d’en arracher une page, de la rouler en boule, et d’entreprendre de la bruler.
Et ceci n’est que le premier exemple d’une longue liste.
A cause de Giselle, il n’est jamais possible de se reposer. Et pour cela, je ne peux pas aimer le personnage.
Il y a une relation d’amitié malsaine entre Aster et Giselle qui n’est jamais vraiment questionnée :
[C’est] tellement satisfaisant de dire des choses méchantes, de faire mal, de blesser. J’aimerais bien pouvoir dire que je peux mieux faire, mais ce n’est pas vrai. Si on veut m’aimer, il faut m’aimer comme je suis.
[p.357, chapitre du pdv de Giselle]
Pour être honnête, je ne suis pas sûre qu’il aurait été pertinent de s’étendre sur le côté toxique de la relation, dans la mesure où Giselle existe d’avantage comme une personnification de la colère que comme un personnage à part entière. Mais ce sentiment qu’elle exprime, celui qui pousse à abandonner tout espoir et à se couper des autres, n’est pas moins douloureux qu’une relation toxique. (Sentiment qui est exprimé dans ce dialogue entre Aster et sa tante: )
– Je suis triste[, dit Aster,] parce [qu’une] enfant est morte à cause de moi.
– […] Tu te sentiras mieux quand tu seras chez toi […]
– […] Je n’ai pas de chez moi. Aucun de nous n’a de chez soi. […]
– Quand tu n’es pas là, tout est un peu plus difficile pour tout le monde.
– Et alors ? Qu’est-ce que ça me fait ? Qu’ils crèvent tous !
[p.286]
Les deux précédents points créent une atmosphère particulière qui rend (selon moi) les horreurs décrites dans le livre d’autant plus difficile à supporter. Et des horreurs, il y en a.
Je ne vais pas, ce serait trop long, m’attarder sur chacune d’entre elles. Mais je vais parler un peu du traitement du viol qui est fait dans le livre.
Parce que le viol est une menace permanente sur les protagonistes de l’histoire, et cela est rendue de façon assez distante, presque comme s’il ne s’agissait que d’un élément de décors (aucune scène de viol n’est décrite, mais la menace pèse en permanence).
Ainsi Gisèle pense-t-elle :
Une fois, Mabel et Pippi nous ont raconté une histoire […] à propos d’une femme […] qui avait vendu sa petite soeur à un homme d’en haut pour que, eh bien, pour qu’elle fasse avec lui ce qu’on l’aurait obligée à faire ici de toute façon. […]
C’est cruel, oui, mais moi, je le ferais. Et ne n’aurais pas de regret. Moi, on m’a fait plein de trucs de ce genre, et ne m’en suis sortie, alors la fille, elle va s’en sortir, c’est logique.
[p.354, chapitre du pdv de Giselle]
Ainsi, surtout, on apprend, au détour d’un chapitre, qu’Aster commence toutes ces journées en s’enduisant le vagin d’une crème, ce dans l’éventualité d’une agression.
Elle trempa ses doigts dans un pot d’onguent puis les plaça à l’intérieur d’elle-même pour bien répandre la grasse substance […]
En plus de ses vertus anesthésiques, la mixture pouvait servir de lubrifiant, dans les cas où – pour reprendre une expression qui ne venait pas d’Aster – le vagin refusait de coopérer quand un garde décidait d’abuser d’elle.
Leur violence n’avait rien de systématiques, mais cela n’empêchait pas Aster de tâcher de concevoir une formule […] en fonction [notamment] de tous les détails concernant les viols précédents (force employée, violence et durée de l’acte)
[p.72]
C’est horrible.
Mais on a pas le temps de digérer l’information, car aussitôt après Aster est surprise par ses camarades de chambre (dont Giselle, de mauvais poil) qui commencent à se moquer (moquerie à base de « alors comme ça tu te masturbes ? A quoi tu penses quand tu t’astique ? »)
Cela étant dit, vous avez toutes les clefs en main pour évaluer si vous voulez ou non connaitre mon avis sur L’incivilité des fantômes.
Ça se passe ci-dessous (sinon si vous voulez commenter vous pouvez cliquer là et arriver directement en bas de l’article)
L’incivilité des fantômes est un livre qui très marqué par l’histoire de l’esclavage et de la traite des noir.e.s (Thème cher à l’auteurice puisque son second roman, The Deep, raconte l’histoire de Yetu, une historienne vivant dans une société sous-marine idyllique, et chargée de garder la mémoire de son peuple : celui des descendant.e.s d’esclaves enceintes jetées par dessus bord pendant la traversée de l’Atlantique)
Journaliste : Votre texte explore plusieurs types de ségrégations. Est-ce une transposition de notre société ?
Rivers Solomon : Elles ont existé dans l’histoire et continuent aujourd’hui à différents niveaux, parfois plus ou moins extrêmes, cela dépend de l’époque et du lieu. La plus grande partie du quotidien du vaisseau est basée sur la vie dans les plantations en Amérique. Avec la science-fiction, on peut prendre beaucoup de liberté, c’est la beauté de ce genre. J’ai beaucoup étudié la manière dont les plantations fonctionnaient, les conditions de travail, le traitement des esclaves… J’ai intégré dans Matilda différentes formes d’esclavage, ainsi j’ai intégré celui des Caribéens et des Sud-Américains. J’ai ainsi pensé aux fermiers originaires du Mexique et d’Amérique du Sud qui migraient dans le Midwest pour y gagner des salaires de misère dans des conditions de vie terribles.
[Interview sur le site de Libération]
Dans ce contexte, outre le fait de parler d’oppression et de racisme, il est aussi question de déracinement : au même titre que la diaspora africaine a coupé des milliers de personnes de leur culture d’origine et de leurs racines, le Matilda dérive dans l’espace sans souvenir de la Terre d’où il vient (ni de la destination présumée).
Je suis une citoyenne américaine mais je ne me le sens pas toujours pleinement. […] Dans le cas des migrants, il y a un certain nombre de coupures, ne pas savoir d’où l’on vient vraiment. Il me fallait regarder ce passé. On n’a aucune idée de quelle nation ou de quelle lignée on vient. On sait que c’est d’Afrique mais pas beaucoup plus que ça. Il n’y a pas assez d’éléments pour retracer la lignée.
[Interview sur le site de Libération]
Tout ce que possède Aster, ce sont les carnets de sa mère morte juste après l’accouchement, son besoin de les déchiffrer, et la prise de conscience qu’elle ne le pourra jamais pleinement.
Lune était sa mère. Aster avait vécu à l’intérieur de son corps. Elle avait voulu exactement ce qu’Aster voulait, même si c’était personnel. Elle était l’incarnation de sa propre histoire, comme un dragon qui projetterait son haleine brulante directement sur elle et dont elle devait respirer les flammes.
[Mais] on ne pouvait pas plus décoder le passer que l’univers physique. Au mieux, on pouvait espérer établir un modèle qui ne s’éloignerait pas trop de la réalité. Une approximation. Aster pouvait rassembler une immense quantité d’information au sujet de Lune, elle ne pourrait jamais percer tout à fait le mystère de son existence. […] Un fantôme n’est pas une vraie personne.
[p.165]
Dans L’incivilité des fantômes (An unkindness of ghosts en VO), le linéage est indéniablement important (le livre est dédié « à ma mère, et à sa mère, et ainsi de suite jusqu’à Eve »), mais les ancêtres ne sont que des fantômes, ils n’ont pas de réalité concrète, ils ne sont pas aimants, ils ne sont pas gentils : ils sont « unkind ».
Dans le roman, je vois Lune comme une personnalisation du passé, de l’hérédité, et aussi de l’espoir (c’est elle, à travers ces carnets, qui révèlera peut-être le secret de la terre promise en direction de laquelle le Matilda est supposé faire voyage).
Ce au même titre que Giselle est une personnification de la colère (voir partie Pourquoi je ne veux pas chroniquer, rubrique comportement (auto)destructeur).
Au même titre en réalité que tous les personnages du romans sont (selon moi) avant tout des symboles, ce qui est particulièrement visible en ce qui concerne le personnage de Lieutenant, un dirigeant du vaisseau. En effet, la narration insiste beaucoup sur le fait que la violence des Haut-pontistes sur les Bas-pontistes n’est pas personnelle. Pourtant, Lieutenant voue à Aster une haine spécifique, ce qui pourrait être vu comme une incohérence si Lieutenant n’était que le dirigeant du Matilda.
– Ça ne peut pas durer, cette lutte avec Lieutenant. Cette haine qu’il a pour toi. […] Je sais qu’il te fera encore mal. Tu as pourtant tant souffert. Ce n’est pas Lieutenant, c’est…
– C’est le roi, interrompit Aster. Plein de rois. Les rois éternels.
Il hocha la tête en signe d’approbation.
– Ce n’est pas un royaume. C’est l’idée même de royaume.
[p.345]
Aster, quant à elle, est un électron libre, qui permet d’avoir une vision d’ensemble.
Aster n’est pas sociable, [mais] elle est très observatrice. Cela lui a permis de savoir parler plusieurs langues et de se mouvoir un peu plus librement dans le vaisseau. C’est la conséquence de n’être qu’un outsider dans un groupe.
[Interview sur le site de Libération]
La narration est à mi-chemin entre le roman (avec des scènes qui, prisent une part une, montrent des personnages en train de vivre des situations particulières) et le conte (avec une vision d’ensemble qui me semble ne faire sens que si l’on cesse de voir les personnages comme… des personnages).
Ce que je comprends c’est : Lune permet de donner l’espoir. C’est grâce à elle que le Matilda se dirige enfin vers une destination connue. Mais cette destination n’est pas celle initialement prévue : c’est un retour à la terre d’origine. Une Terre sur laquelle il ne reste plus rien de connu. Il s’est écoulé (avec la relativité) un millénaire depuis le départ du Matilda. Il ne reste rien de ce qui fut jadis la civilisation. Aucune trace de ce qui, initialement, avait pu pousser l’humanité à l’exil.
La Terre fait office d’un nouveau départ. Ce sont les origines à la fois retrouvées et perdues.
Il y a une joie mélancolique à l’arrivée d’Aster sur Terre : elle a laissé derrière elle le Matilda et toustes ses occupant.e.s, mais elle trouve enfin une forme de paix, en enterrant à la fois Lune (son obsession pour un passé qu’elle n’a jamais connu et qui ne reviendra pas) et Giselle (sa colère).
Une fin donc, qui est, je suppose, heureuse. Mais dans laquelle on sent malgré tout un certain pessimisme : si on se place du point de vue des personnages et non plus du conte, il faut observer qu’Aster s’est barrée seule sur Terre à bord de la seule navette qui contenait encore du carburant, en abandonnant derrière elle les gens qu’elle aime (en particulier Théo et sa tante Mélusine) à une révolte qui sera surement étouffée dans le sang, tout cela pour pouvoir enterrer deux mortes et puis probablement les suivre dans la tombe (sachant que rien ne la prédispose à survivre seule sur une planète dont elle ignore tout, et sur laquelle, en principe, personne ne viendra la rejoindre).
On sent, comme dans tout le reste du récit, une certaine ambivalence. On sent aussi les restes d’une fin initialement plus sombre :
Dans la version originale, la fin était beaucoup moins heureuse, ce n’était pas une révolution réussie. On m’a dit : tu ne peux pas faire ça. Mais il est difficile de prédire quels événements sont susceptibles de mener au changement. […] Je pense que les habitants de mon vaisseau spatial ont beaucoup de chance car il y a des personnages clés qui peuvent faire advenir le changement. Dans notre monde, la domination peut être sans fin.
[Interview sur le site de Libération]
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Je savais que j’avais oublié quelque chose !! L’amitié toxique avec Giselle. Elle m’a beaucoup gêné, donc je suis contente de la retrouver dans ta review, en tout cas. J’avais pourtant prévu de faire un paragraphe dessus, mais ce sera peut être pour une prochaine fois. Merci de m’avoir mentionné et merci pour ta review intéressante, je me suis posée les mêmes questions avant de publier mon post. A bientôt
Avec grand plaisir !
(En plus, panique pas : la relation toxique avec Giselle est mentionnée sur ton article, tu l’as pas oubliée ;p )