Vivre

Qu’est-ce que vivre ?

Matériellement, le mot renvoie à la nourriture, les vivres au pluriel, à ce qui nous sustente, à ce qui alimente en nous une certaine capacité de mouvement, quelque part entre les palpitations cardiaques et les influx nerveux.

Matériellement toujours, il y a cette distinction entre vivre et survivre. Toutes les existences ne se valent pas, semble-t-il. Sur-vivre, être au dessus de vivre, être au-dessous pourtant dans les faits. Parce qu’on manque de vivres, survivre, c’est avoir trop à se battre pour en obtenir, au point de ne plus pouvoir profiter. La survie, c’est la surabondance de l’effort. Parler de la vie, alors, c’est parler d’élan vital, de ce qui nous pousse à être plus que du fait d’être en lui-même. C’est indissociable de la volonté.

Mais s’il est possible de parler de survie, peut-on parler de sous-vie, comme un tarissement de l’envie de faire, une mécanisation des tâches élémentaires jusqu’à l’enfouissement du soi dans la routine dé-conscientisée ? Et si oui, si l’appauvrissement se fait à ce point important qu’il ne reste rien, peut-on parler de non-vie pour parler de personnes qui pourtant respirent, bougent, agissent même, ont cette apparence de mouvance mais sont mortes à l’intérieur ?

Je crois que oui. Et je ne parle pas seulement d’un état de latence dépressif où l’on ne ressentirait plus aucune joie ni aucun désir. Seulement : est-on encore vivant si la vie que l’on vit n’est pas la nôtre ? Si elle n’est qu’un enchaînement de contraintes plus ou moins explicites à respecter ?

Je crois que je n’ai pas vécu. J’ai simplement tenté d’être en accord avec ce que l’on attendait de moi.

Je me rappelle d’une conversation de famille, on parlait des musées, de ce que ma sœur n’aimait pas y aller. Je devais être au collège. J’ai dit « moi j’aime bien y aller avec des gens que ça intéresse, comme ça, même si je n’aime pas, je regarde à travers leurs yeux et j’apprécie quand même la visite. » Ma propre réponse m’a marquée, il y avait quelque chose de vrai et de très flou, je n’étais pas sûre d’être d’accord avec moi-même. Ma mère a dit « intéressant ! ». En vérité, je crois, c’était révélateur.
Déjà petite, je n’aurais pas su dire quel album jeunesse j’aimais que mes parents me lisent avant coucher, alors que je n’ai aucune hésitation pour désigner ceux que préféraient ma sœur (Jean Toutou et Marie Pompom) et ma mère (Une chaise, c’est fait pour s’assoir).

L’écriture est la seule chose que j’ai jamais choisie. Puisque la lecture est une activité solitaire, je sélectionnais moi-même les romans que je voulais lire, et une fois seule devant un ordinateur, alors qu’une infinités de possibilités s’ouvraient à moi, je ne me laissais pas prendre par autre chose que la page blanche d’un document Word.

Pour le reste, j’ai fait les études que l’on m’a conseillées, j’ai porté les vêtements qu’on m’a acheté, j’ai regardé les films que les autres voulaient voir, j’ai fait du sport parce qu’on m’a dit de le faire…
Je me revois, posant au sommet du Grand Paradis, onze heures de marche avec mon cœur qui bat trop vite et sans musique dans les oreilles (il parait que c’est gâcher le bruit de la nature), c’est l’étendu des efforts que j’étais prête à fournir pour être celle que l’on attendait que je sois.

Mais cela n’a jamais suffit, n’aurait jamais pu suffire. Je vivais une vie qui n’était pas à moi. En d’autres termes, je ne vivais pas, je sous-vivais, je non-vivais sans le savoir.

Il y avait toujours un décalage, je n’étais pas tout à fait. Je pensais être, mais non. Je n’avais aucun.e ami.e. J’ai cessé d’en avoir en cinquième. Je n’en ai à nouveau que depuis l’année dernière. Il y a eu presque quinze ans de vide entre les deux, où j’avais l’impression de parfois bien m’entendre avec des gens, mais où la relation n’allait jamais au delà de la rencontre accidentelle : deux personnes qui discutent parce qu’elles sont au même endroit, mais qui ne prennent pas les devant pour se revoir.

Je me suis laissé dire que je finirais seule, que personne ne voudrait jamais de mon amitié.

C’est une chose que l’on m’a répétée jusqu’à ce que je la crois : mes parents pouvaient m’aimer, puisque le devoir filiale les y obligeaient, mais les autres, il ne fallait pas y compter.

Je me suis résolue à ce qu’il n’y ait que ça : un travail pour la rémunération salariale, et l’écriture comme seul espace où être moi.

Mais le travail, cela n’a pas marché.

J’ai atteint le seuil critique, où il ne m’était plus possible de continuer. J’ai pensé : Je ne veux pas vivre, je veux seulement écrire, il se trouve que la vie est une condition nécessaire (quoique non suffisante, hélas) à l’écriture, c’est tout l’attrait que j’y vois.

J’ai regardé mon existence et j’ai pensé : Parce que si c’est ça, vivre, alors je n’en veux pas.

Alors je me suis demandé : Est-ce que c’est ça, vivre ?

J’ai pensé que non.

Je me suis demandé encore : Alors vivre, qu’est-ce que c’est ?

J’ai voulu écrire sur la vie, sur la définition que j’en fais.

Sur la vie et la non-vie. Sur la façon dont il est possible de vivre et de ne pas vivre, ce simultanément, de se confondre dans une existence de façade, de laisser tout ce qui nous constitue se déliter jusqu’à n’aspirer à rien d’autre qu’à dormir, jusqu’à altérer la nature même des rêves que l’on fait. J’ai rêvé du néant absolu, des songes où il ne se passe rien, sans image, sans son, sans sens, sans histoire, sans présence, sans rien, sans rien du tout sinon une texture, celle d’un cocon chaud dont on ne veut pas sortir, parce que sortir, c’est se réveiller, et se réveiller, c’est faire malgré soi des gestes qui nous tuent de l’intérieur, qui nous rendent vivants mais morts.

Si survivre c’est manquer de nourriture, sousvivre, c’est avoir constamment dans la bouche une patte mole que l’on ne finit pas de mâcher, un chewing-gum qui a d’abord du goût et puis rapidement plus du tout, qui devient dur, qui n’est plus que salive compacte et de plus en plus volumineuse à mesure que l’on rajoute des morceaux pour diluer la fadeur, ce jusqu’à ce que la gomme soit trop grosse, qu’elle nous écœure tout à fait, qu’on aspire plus qu’à la recracher une bonne fois pour toute.

Je suis là. Je suis telle cet enfant qui ne mangera plus jamais de malabar parce qu’il a pour un pari tenté d’en fourrer le plus possible entre ses dents, qu’il a cru s’étouffer avec, et que la seule vue du bonbon rose suffit à présent à lui donner la nausée.

Alors je dis que je ne veux plus vivre, parce que je ne veux plus de cette vie qui n’en est pas une, parce que la non-vie n’est pas une option, parce que la sous-vie m’est devenue insupportable.

Je dis que je ne veux plus vivre. Mais ce que je veux dire en réalité, paradoxalement, c’est que je veux vivre, que je ne veux même que cela.

Je veux vivre et je veux vivre entièrement, à temps plein, une vie qui soit à moi.

C’est peut-être égoïste, je ne sais pas, d’avoir cette exigence.

Pourtant, ma demande est ridiculement simple : je veux vivre.

Je demande le droit d’exister et je ne devrais pas avoir à le faire. Vivre devrait aller de soit, pas être un acte politique.

Mais puisque ça l’est, j’en tirerai à ma force et ma fierté.

Vivre, c’est dur. Je continue de pleurer chaque fois qu’on me tend la main, chaque fois que je me sens aimée, ou juste bienvenue, chaque fois que je suis amenée à penser : c’est possible. Il y a autre chose que le néant.

Vivre c’est dur, parce qu’il faut trouver l’énergie de créer un mouvement qui ne soit pas purement mécanique, que c’est un effort de tous les instants.

Mais c’est possible. Ça doit l’être, ou je dois croire que ça l’est.

Alors reste cette question : Comment faire pour vivre ? Je n’ai pas la réponse, j’angoisse de ne pas l’avoir.

Reste que je vais vivre, il le faut, et ce sera un acte militant.

2 comments

  1. C’est un très beau texte Eva . J’ai pleuré en le lisant, jusqu’au bout j’ai eu peur . Et la fin m’a mis du baume au cœur : elle veut vivre ! Tout est dit . Merci

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