Peut-être l’article qui m’aura pris le plus de temps à écrire. Des mois que je tente de le faire exister. Que je l’écris puis que je l’efface, me disant que ce n’est pas si grave, au fond, que mon propos trouvera bien le moyen d’éclore par autrement, par la fiction. Que si j’échoue dans la forme purement théorique, j’éviterai au moins d’être redondante.
Il y a un équilibre que je ne trouve pas. Je finis toujours pas en dire trop, par me perdre dans des détails qui m’isolent, car ils finissent par décrire un vécu qui n’est que mien, à moi seule.
C’est le premier paradoxe peut-être, le premier échec des mots. A trop vouloir en dire, ne plus rien raconter, du moins rien qui vaille la peine d’être lu. Et cependant ne pas parvenir à dire moins. Trop d’histoires, trop de choses qui ont besoin d’être extériorisées et qui n’ont jamais pu l’être parce que… la solitude.
Ce n’est peut-être pas une coïncidence si cet article sort maintenant.
Maintenant que j’ai une confidente. Elle est à côté de moi. Je n’ai qu’à tourner la tête pour la voir, qu’à ouvrir la bouche pour lui parler. Je n’ai pas à attendre des mois pour la croiser enfin, ni à parler par un écran interposé.
Les écrans sont étranges. Rien ne peut être anodin à travers eux. Chaque message semble toujours clamer « ces mots comptent, la preuve, j’ai pris le temps de les écrire ». Il n’y a pas de banalités au détour de la conversation. Banalités dont on a pourtant besoin.
Il nous faut ces « Ça me fait penser à la foi où… » pas assez importants pour faire l’objet d’un message dédié… mais qui ne sont pas « rien » pour autant.
Les anecdotes s’accumulent si elles ne sortent pas. Elles s’entassent. Elles pèsent. Et elle finissent par blesser, toutes dérisoires qu’elles puissent être.
J’ai trop de détails sur lesquels il m’est difficile de ne pas m’étendre.
Je veux parler de la solitude parce que je la connais.
Parce que je fais mieux que la connaitre.
J’ai parfois l’impression d’être seule avant d’être quoi que ce soit d’autre.
J’ai cessé d’avoir des ami.e.s au collège. J’étais bizarre, parait-il, et flippante.
Pourquoi ? Pour qui ? Ce n’est pas vraiment la question.
Toujours est-il que je n’avais que ma famille, qui était là parce qu’elle estimait ne pas avoir le choix, devoir filial oblige. En dehors de cela, elle n’hésitait pas à dire, à chacun de mes faux pas, que « ce n’est pas étonnant, si tu te comporte comme ça, que tu n’aies aucun ami.e.s ».
En tant que jeune adulte, je m’étais résignée à une vie en solo, à conjurer mon besoin de dire en écrivant des histoires qui ne seraient peut-être jamais lues (sinon par ma mère).
J’avais horreur de ça, mais je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir autre chose pour moi en ce monde.
Étrangement, la solitude est devenue plus insupportable encore quand je me suis défait de ce mensonge-là.
Je me suis fait des ami.e.s.
Mais peu. Et loin.
Parfois, ça semble juste assez pour me torturer. Juste assez pour savoir que les choses pourraient être différentes, mais qu’elles ne le sont pas.
Ces six derniers mois, j’étais coincée, sans travail, dans une ville où je n’avais aucune connaissance, ni ami.e.s, ni famille, ni collègue.
Cela signifie qu’en dehors de la caisse du supermarché, je n’avais personne à qui parler, personne avec qui interagir in real life.
Au bout d’un mois à ce rythme, je ne suis plus capable de rien. Je ne sais même plus si ma gorge est capable de prononcer des mots. J’ai besoin de parler. J’ai besoin de voir des gens. Mais cela fait des semaines que je n’en ai pas eu l’opportunité, et je ne sais pas quand sera la prochaine fois. Dans ma tête, une petite voix dit : Peut-être jamais.
J’ai fait, deux fois de suite, deux mois entiers de ce régime. Sans possibilité de parler. En me raccrochant à une présence en ligne qui ne peut jamais suffire. En attendant d’être invitée quelque part mais en ne prenant pas l’initiative, jamais. Le décalage est déjà trop grand. Si je vous ai vu ces six derniers mois, vous étiez la lumière dans ma vie. Mais réciproquement, je n’étais que de passage, un bon moment parmi d’autres… ou peut-être même pas. Je ne suis jamais sûre. J’ai toujours peur que l’on ne puisse m’aimer que par accident, seulement parce qu’on ne me connait pas assez pour savoir que je n’ai rien à offrir. J’attends qu’on m’invite parce qu’alors je peux me raccrocher à cela : c’est vous qui avez voulu me voir, vous m’aimez donc au moins un peu, ce n’est pas moi qui me raccroche toute seule à quelque chose qui n’existe pas.
Je veux écrire cet article sur la solitude parce que je suis seule. Et par ces mots je ne veux pas seulement parler d’un état de fait, de type observation factuelle « il n’y a personne autour de moi en ce moment ». Je veux parler d’une condition qui perdure, qui impacte toute ma vie : ce que je ressens, ce que je me sens ou non de faire, les interactions sociales que je peux ou non avoir, la manière dont je me défini. Je ne peux pas me concevoir en dehors de la solitude, puisque c’est elle qui m’a forgée, et puisqu’elle semble toujours sur le point de m’engloutir à nouveau.
En vérité, j’aimerais pouvoir me contenter de dire « je suis seule » et que vous compreniez ce que cela signifie sans plus d’explication. La douleur. Les traces.
Mais vous ne comprenez pas.
Vous ne pouvez pas comprendre parce que le vocabulaire fait défaut.
La solitude désigne aussi bien un isolement consenti que subi. Mais ce n’est pas la même chose. Il faudrait deux mots, comme on a deux mots pour différencier le contact et l’intrusion, le don et le vol, le dialogue et le harcèlement… Il faudrait deux mots pour séparer la solitude de la solitude.
La solitude-ok et la solitude-j’ai-mal.
Je comprends que l’on puisse dire « j’ai envie d’être seul.e », au sens « j’ai envie de passer du temps juste avec moi-même pour me ressourcer, ou pour faire cette activité que je ne peux pas faire si une présence me déconcentre ». Moi aussi je ressens cela.
Mais j’ai mal quand je l’entends dire.
Parce que vous ne voulez pas être seul.e. Pas au sens où je l’entends.
C’est une question de potentialité. On ne peut vouloir être seul.e qu’à partir du moment où on ne l’est pas. Et on est vraiment seul.e qu’à partir du moment où on perd la possibilité de ne plus l’être.
C’est le dernier paradoxe peut-être, le dernier échec des mots. J’écris cet article sur la solitude en désespoir de cause. Parce que le mot que je cherche n’existe pas, et son absence me fait sentir encore plus seule.
C’est très intéressant ce que tu dis sur le mot solitude qui porte les 2 versants positifs et négatif en lui. Je me trouve plutôt dans le cas de la solitude-ok, parce que personnalité très introvertie et assez paradoxalement je travaille en open space. Mais du coup ma solitude-ok est régulièrement perçue négativement. Bref tu as raison, il devrait y avoir 2 mots pour désigner la solitude.
J’espère en tout cas que tu arriveras de te tirer de ta solitude-j’ai-mal. Ton billet est très touchant.
Yep le problème est dans les deux sens. C’est vrai que des personnes voudraient redorer le blason de la solitude, dire « oui, je suis seul.e, mais je l’ai choisi, et je suis bien comme cela ». Et c’est important qu’elles puissent le faire aussi. Mais on en revient toujours à ça : il y a un seul mot pour deux connotations. Alors quand on parle de solitude, la projection que font les autres n’est jamais la bonne, que l’on soit seul.e par choix ou douloureusement seul.e.
En tout cas merci pour ton retour ^^