Il y a quelque chose dans le mot lui-même : valide. La première définition que l’on trouve dans le dictionnaire n’est pas « en bonne santé » mais « qui est valable ».
Qui vaut quelque chose.
Qui a de la valeur.
Une personne valide, c’est presque par définition une personne à laquelle on accorde une valeur humaine… par opposition aux autres.
J’ignore si j’ai raison de le penser, mais je vois de plus en plus le validisme comme quelque chose de plus étendu qu’on ne le pense au premier abord : parce qu’il peut servir à renforcer d’autres oppressions (quoi de mieux pour disqualifier une personne que de dire qu’elle est malade/folle ?). Je ne dis pas (ce serait faux) que toutes les oppressions seraient des sous-catégories du validisme, mais je crois qu’analyser l’ensemble des oppressions sous le prisme du validisme apporte une perspective intéressante, ne serait-ce que parce qu’il y a toujours un risque que des populations pourtant valides se retrouvent à subir une pathologisation.
C’est d’ailleurs déjà arrivé. Car je ne vous apprends rien : il n’y a pas que les personnes aujourd’hui considérées comme handicapées à qui l’on a voulu renier la valeur humaine, si bien qu’il y a eu des interférences entre le validisme et quasiment tous les systèmes de domination.
On a longtemps été beaucoup plus apte à traiter les femmes comme des malades mentales (alors qu’un homme aurait été jugé comme un criminel pour la même chose : c’est à dire comme une personne « normale » à punir/éduquer, et pas comme une personne fondamentalement différente)
[Il] faut se rappeler qu’alors même que l’enfermement devenait la norme en matière de répression publique, les femmes ont longtemps continué à subir des châtiments non reconnus comme tels. Par exemple, les femmes ont été plus souvent enfermées dans des instituts psychiatriques que dans des prisons [78]. Les études montrant que les femmes ont plus facilement été internées en hôpital psychiatrique que les hommes semblent indiquer que, si la prison jouait un rôle central dans le contrôle des hommes, l’asile a joué un rôle similaire pour les femmes. Autrement dit, les hommes déviants étaient perçus et traités comme des criminels alors que les femmes déviantes étaient perçues et traitées comme des malades mentales.
[Angela Davis – « La prison est-elle obsolète ? – Chap4 : comment le genre structure le système carcéral » (le chapitre parle aussi des différences de traitements en fonction de la race et de la classe)]
On peut aussi parler de l’hystérie, ce « trouble » supposé ne viser que les femmes… et qui permettait de disqualifier à peu de frais toutes les femmes qui n’étaient pas suffisamment dociles au gout de leurs compatriotes (maris, pères, etc) masculins.
Et dans le même temps, puisque sexisme et validisme restent deux choses différentes, il y a la question de l’intersectionnalité à prendre en compte : c’est à dire des personnes qui sont à la fois femmes et handicapées et qui subissent une oppression combinée qui est plus que la stricte somme du sexisme et du validisme. On pourrait ici parler de maladies comme l’endométriose (qui dans l’imaginaire collectif, qui ne prend pas en compte les personnes trans/nb, est une maladie liée aux menstruations donc « de femme ») et qui n’est toujours pas prise au sérieux médicalement quand bien même elle « touche une femme sur dix » d’après l’insern. On pourrait aussi parler de l’autisme qui est sous-diagnostiqué chez les femmes/personnes assignées femmes. Se pose aussi, au final, la question de la place que les femmes handicapées peuvent peiner à trouver entre les milieux féministes peu/pas accessibles et les espaces anti-validistes où les préjugés sexistes sont encore très présents.
Je trouve que ce post instagram (que je traduis ci-dessous) parle de lui-même :
Le validisme était une question de hierarchie raciale : les hommes blancs étaient supposés être neurotypiques et « de haut niveau ». S’ils ne l’étaient pas, c’est parce qu’ils étaient racialement sous-développés. En conséquence, le nom initialement donné par John Dawn pour désigner le syndrome de Dawn (trisomie 21) était « idiotie mongolienne ». […]En 1866, le physicien Italien Cesare Lombroso affirmait que l’on pouvait prédire la criminalité d’une personne en se basant sur sa structure osseuse faciale.
Au 20e siècle, cette idée d’un comportement innée a perduré grâce aux gènes : les blancs étaient « supérieurs » parce qu’ils avaient de meilleurs gènes. Lewis Terman était d’accord avec les scientifiques du 19e : pour lui aussi la criminalité était innée, mais elle s’expliquait grâce à un bas QI plutôt qu’aux caractéristiques physiques. Les eugénistes comme lui considéraient que la hiérarchie sociale existait grâce à l’intelligence innée : les élites devaient refléter la supériorité biologique de la population. Il voulait que les Etat-Unis identifient les citoyens « faibles d’esprit, à l’intelligence trop basse pour mener une vie digne » et les détiennent/stérilisent afin de « préserver la race ».
Aux Etats-Unis, les premiers tests de QI ont été introduit par le psychologue Henry Goddard. Il pensait que les adultes avec un âge mentale entre 8 et 12 ans présentaient un grave risque de finir criminels, alcooliques, ou travailleurs du sexe. Finalement, un comité de psychologues a créé un test d’intelligence pour les recrues de l’armée. Les données ont été utilisées pour répandre à grande échelle l’idée que les noir·es, les juifves et les immigrant·es étaient des « crétins » car leurs QI n’étaient pas aussi élevés que ceux des « gens du nord ». Le QI a donné l’apparence de la légitimité au racisme et à l’antisémitisme.
En réalité, ces tests ne mesurent pas « l’intelligence innée », mais la familiarité à la culture [occidentale] et l’accès à l’éducation. Beaucoup de recrues ne parlaient même pas la langue de l’examinateur, et une partie n’avait jamais fait le moindre test ou même tenu un crayon avant. Évidemment les personnes qui avaient eu une scolarité réussissaient mieux. Mais ces facteurs sociaux ont été ignorés. Les tests de QI ont été utilisés par les politiciens pour interdire l’immigration, criminaliser les unions mixes et légitimer la ségrégation raciale.
[Traduction d’un post instagram de @alokvmenon, compte rendu de lecture de « The Mismeasure of Man by Stephen Jay Gould »]
Et dans le même temps, puisque racisme et validisme sont distincts, il y a (encore) la question de l’intersectionnalité (c’est à dire des personnes qui sont à la fois racisées et handicapées et qui subissent une oppression combinée qui est plus que la stricte somme du racisme et du validisme). On peut l’observer notamment dans le cas des violences policières :
Je savais seulement qu’être noir et différent impliquait que mon fils serait vulnérable s’il se faisait arrêter par la police. En 2016, un rapport analysant les incidents entre 2013 et 2015 a montré que presque la moitié des personnes tuées par la police étaient handicapées.
[Article (en anglais) : « Les derniers mots d’Elijah McClain me hantent en tant que mère d’un enfant dit ‘différent’ » par Jackie Spinner pour le Huffington Post]
On pourrait parler ici du syndrome méditéranéen (une idée fausse et cependant toujours répandues en médecine selon laquelle les personnes noires seraient moins sensibles à la douleur)
Depuis l’affaire Naomi Musenga, les témoignages pullulent sous les hashtags #MédecineRaciste ou #SyndromeMediterranéen. Et les témoignages ne proviennent pas seulement des patients. Sous couvert d’anonymat, une gynécologue raconte à franceinfo comment elle a assisté, plusieurs fois, à des scènes racistes alors qu’elle était encore interne. Elle évoque ainsi les remarques d’un professeur lors d’une visite à ses patientes. « Nous passons devant une femme noire qui poussait des cris à chaque contraction. Jusque-là, rien d’anormal », raconte-t-elle. Quand la sage-femme s’interroge sur une éventuelle péridurale, « la réponse du gynécologue a été : ‘Oh ces gens-là n’en ont pas besoin, ils ont l’habitude, ils endurent la douleur bien plus facilement que nous.’ »
[Article FranceInfo : patients et médecins dénoncent les préjugés racistes du monde médical]Quand ils sont pris en charge par des médecins blancs, les enfants noirs ont près de trois fois plus de risques de mourir à l’hôpital que les nouveau-nés blancs.
Cet écart disparaît lorsque les nouveau-nés sont pris en charge par des médecins noirs
[Chronique de Baptiste Beaulieu sur FranceInter : Alors voilà – Le racisme dans le milieu médical]
On pourrait aussi parler de maladies comme la drépanocytose qui est la maladie génétique la plus fréquente en France, mais qui touche principalement les personnes noires et est extrêmement mal prise en charge. On pourrait aussi parler de l’autisme qui est sous-diagnostiqué chez les personnes noires (à qui on colle plus volontiers un diagnostic de « trouble oppositionnel »).
Et bien sûr, au final, la question de la place des personnes racisées ET handicapées se pose (puisque que les milieux handipsy ont tendance à être racistes, et que réciproquement, je suppose qu’il y a du validisme au sein des mouvements anti-racistes ?)
En ce qui concerne la grossophobie, elle se base sur le préjugé qu’une personne grosse est forcément malade (tension artérielle, diabète, etc), ce quand bien même on sait que l’IMC (=indice de masse corporelle, qui donne un rapport poids/taille) d’une personne n’est pas un indicateur de bonne santé. Ce avec ce même revers : des maladies réelles pas diagnostiquées ou mal soignées par des médecins trop enclins à imputer au poids tous les problèmes/douleurs pour lesquelles les personnes grosses viennent consulter [ici un témoignage sur twitter d’une personne qui a failli mourir d’une septicémie (=infection bactérienne) parce que son médecin a interprété sa douleur comme la manifestation d’un foi trop gras et a laissé la situation dégénérer pendant deux ans en prescrivant des prises de sang et « une alimentation saine »]
En ce qui concerne l’âgisme (qui discrimine les personnes âgées) j’ai du mal à la considérer autrement que comme un validisme spécifiques aux maladies associées à la vieillesse (Alzheimer, sénilité, perte progressive de mobilité de vue ou d’audition, etc) : en vérité on devient juste statistiquement plus+ handicapé·es en vieillissant.
Cela étant dit, au-delà de la question des interférences qu’il peut y avoir entre deux oppressions par ailleurs distinctes, il y a des oppressions qui jusqu’à très récemment étaient complétement assmilées au validisme. Et c’est de cela que je veux parler ici.
Le cas de l’homophobie et de la transphobie
En préambule de cette partie, je rappelle que la France continue de d’opérer les enfants intersexes sans leur consentement et ce quand bien même leur variation ne présente aucun risque pour la santé. L’OMS a d’ailleurs condamné la France à plusieurs reprises pour non-respect des droits humain. Ici une pétition du collectif intersexes et alliée pour que ces mutilations cessent.
Pour le reste, je vais surtout parler des identités qui jusqu’à très (trèèèès) récemment on été associés à la psychiatrie. J’ai nommé l’homosexualité et la transidentité.
La dépénalisation de l’homosexualité en France date seulement de 1982.
Le retrait de l’homosexualité du DSM en 1973 a été célébré comme une victoire militante et est depuis lors considéré par les historien·nes comme un des jalons de la justice sociale. Mais les perspectives des études sur le handicap et des mad studies nous invitent à reconsidérer de telles affirmations.
[…]Parmi les exclusions dues aux revendications homosexuelles en matière de santé, il y eut l’éloignement de l’homosexualité de la non-normalité de genre: les personnes qui s’identifieraient comme transgenres étaient exclues de l’avenir heureux et sain défendu par les activistes homosexuel·les. […] La troisième édition du DSM, publiée en 1980, était à la fois la première à ne pas inclure une entrée pour «homosexualité» et la première à nommer un nouveau diagnostic: «Trouble de l’identité de genre». […]
La stratégie consistant à tenter d’atteindre des droits et du respect en éloignant son propre groupe des associations de personnes handicapées et de maladies mentales était loin d’être l’apanage du mouvement pour les droits des homosexuel·les. Les chercheur·es en études sur le handicap et études queer ont expliqué en détail comment les groupes stigmatisés ont lutté pour être reconnus comme normaux, légitimes ou humains en se distinguant des groupes encore plus stigmatisés. Le handicap sert souvent de frontière entre les formes raisonnables et les formes injustes de discrimination. «Alors que les personnes handicapées peuvent être considérées comme l’un des groupes minoritaires historiquement assignés à un statut inférieur et faisant l’objet de discrimination, écrit Douglas Baynton, le handicap a fonctionné pour tous ces groupes comme un signe et une justification de l’infériorité.
[Extrait de l’article « L’histoire queer, l’histoire folle et l’aspect politique de la santé » sur le site zinzinzine]
La transidentité est en train de suivre le même parcours de dépathologisation que l’homosexualité il y a un demi-siècle :
Il apparaît que les diagnostics liés à l’identité de genre suivent une même trajectoire historique que les diagnostics liés à l’orientation sexuelle. Plus récemment, le DSM-5 a remplacé le trouble de l’identité de genre par le terme « dysphorie de genre », qui, à l’instar de l’homosexualité egodystonique, met l’accent sur les expériences de détresse et de dysphorie plutôt que sur la diversité de genre en soi. Le diagnostic s’applique lorsqu’il y a une inadéquation prononcée entre le genre exprimé ou vécu par la personne et le genre qui lui a été assigné à la naissance.
Le changement de nomenclature passant de trouble de l’identité de genre à dysphorie de genre tente de concilier le désir de dépathologiser les identités transgenres et la demande de fournir des ressources médicales et financières pour soutenir les personnes ayant besoin d’une transition. […]
Le psychothérapeute et activiste trans Ambrose Kirby [déclare] « Nos identités de base sont de moins en moins considérées comme des ‘maladies mentales’, mais nos stratégies de survie sont décontextualisées et individualisées en tant que ‘maladies mentales’. »
[Extrait de l’article « Piégé·es dans le changement, Utiliser la théorie queer pour analyser le progrès des théories psy et des interventions en matière de sexualité et de genre » sur le site zinzinzine]
C’est un mécanisme qui bénéficie aux personnes dépathologisées, qui acquièrent à l’occasion un « droit théorique à la normalité. » Et je dis bien droit théorique car en réalité les oppressions établies depuis des décennies voir des siècles ne disparaissent pas du jour au lendemain parce qu’elles ont été déclarées scientifiquement infondées : elles se transforment en s’inventant de nouvelles raisons d’exister.
Cependant il y a plusieurs conséquences subsidiaires néfastes.
D’abord parce qu’elles creusent la dichotomie entre le normal et le pathologique, ce qui rend les choses plus compliquées pour les personnes qui restent à la frontière : si la transidentité n’est plus une maladie mentale, alors les personnes trans ET malades mentales doivent naviguer dans deux cases à la fois avec toutes les difficultés supplémentaires que l’intersectionnalité représente (exemple : comment faire savoir que l’on est trans et faire socialement reconnaitre son genre quand il y a d’un côté des personnes qui affirment (argument « matérialiste ») qu’il faut transitionner pour être trans (aka avec des hormones et une procédure légale à minima), et de l’autre des institutions phychiatrico-médicales (ou juste des conditions de santé) qui empêchent l’accès à la-dite transition ?)
Depuis longtemps, la communauté trans a milité à ce que la transidentité ne soit plus considérée comme une maladie mentale. On parle alors de dépathologisation / dépsychiatrisation. Il n’y a rien à soigner. Et si la transidentité est enfin sortie du DSM, dans les faits, en France, il vous faudra quand même consulter un·e psychiatre pour obtenir l’autorisation de transitionner […] Parce qu’il faut s’assurer que votre volonté de transitionner et votre identité de genre ne sont pas délirantes.
Et c’est ainsi que les gens comme moi se retrouvent le cul entre deux chaises sans issue de secours en vue. Parce que mon idée de genre est délirante. Évidemment qu’elle l’est. Je suis fol. La folie, le délire, façonne mon monde, mon regard sur les choses, sur moi.
[Extrait de l’article « Identité de genre : désastre humain » par Sir Dandelion]
Ensuite parce que plus largement dire « je mérite des droits parce que je ne suis pas malade », ça renforce en sous-texte l’idée qu’être malade, c’est moins bien.
S’il faut avoir une bonne santé pour avoir des droits, alors il est logique que les personnes en mauvaise santé n’en aient pas/peu.
Et ça ben : ça aide pas la cause anti-validiste à avancer.
Le cas de l’autisme
On retrouve le même type de mouvement, continuellement répété, au sein des conditions qui sont aujourd’hui encore considérées comme relevant du handicap (je sais par exemple que beaucoup de personnes sourdes ne se considèrent pas comme handicapées, je vous laisse vous renseigner à ce sujet s’il vous intéresse).
Personnellement, j’ai observé pour la première fois ce phénomène à l’intérieur de la communauté autiste qui tend à se diviser en deux, une partie aspirant à la dépathologisation, l’autre non.
Pour vous situer, il y a deux figures qui ont contribué (historiquement) à définir ce qu’est l’autisme : Léo Kanner et Hans Asperger selon des modalités un peu différentes. Kanner pensait que l’autisme était dû à un manque d’amour maternel (sexisme oblige, les psy pensent souvent que tout est la faute de la mère). Ce qui est faux. Et quand la psychiatrie moderne (années 70) s’en est rendue compte, elle a déterré les travaux d’Asperger.
Problème : Hans Asperger est un nazi. Littéralement un nazi.
Il travaillait main dans la main avec Hitler et a contribué à euthanasier des enfants handicapés dans sa clinique de Vienne. (NB : du coup pour moi dire « Iel est Asperger » au lieu de « Iel est autiste », c’est comme dire « Iel est Mengele ». J’pense pas avoir besoin de vous faire un dessin : c’est nul)
Vous évoquez un homme qui plaidait pour l’intégration de certains enfants handicapés, mais qui en tenait d’autres pour des cas désespérés. Le voyez-vous comme un personnage profondément ambivalent ?
Non, la dualité de son approche du handicap était en accord avec les doctrines eugénistes nazies. Elles considéraient que certains pouvaient s’améliorer et devenir des citoyens productifs pour le Volk (le peuple). Asperger et ses collègues investissaient du temps, de la compassion et des moyens pour les enfants qu’ils jugeaient prometteurs. En revanche, ils étaient prompts à abandonner ceux qu’ils estimaient « inéducables », vus comme « des vies indignes de la vie ». Ces enfants-là étaient envoyés dans des centres de mise à mort. Asperger a transféré directement des enfants de sa clinique au Spiegelgrund, le centre d’euthanasie de Vienne. Il en a aussi envoyé d’autres en sa qualité de docteur consultant pour des écoles et des institutions correctionnelles pour mineurs.
[Interview de Edith Scheffer, autrice du livre « Les Enfants d’Asperger » sur le site de National Géographic]
Un « autiste Asperger », historiquement, c’est un autiste qu’il est possible d’exploiter, et qu’il est donc utile de sauver, versus les « cas désespérés » qu’il vaut mieux euthanasier.
L’ennui, c’est qu’à l’heure actuelle, même si le « syndrome d’Asperger » a été retiré du DSM-5 (Le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, qui fait référence) et remplacé par un unique diagnostique « trouble du spectre autistique » sans mention de « haut » ou de « bas niveau », le terme est toujours utilisé. Y compris par les psychiatres en charge de poser des diagnostiques (qui sont sensés savoir que le terme est pour le moins dépassé).
Nous projetons un spectre double, maintenant la distinction d’Asperger entre ceux qui pourraient être assimilés et les autres.
[Interview de Edith Scheffer, autrice du livre « Les Enfants d’Asperger » sur le site de National Géographic]
Il y a toujours une idée de haut vs bas niveau, d’autisme léger ou sévère. Or c’est une idée qui échoue pour deux raisons (voir la vidéo d’Hparadoxae « Mieux comprendre l’autisme : Formes et niveaux » pour plus de détails) :
- Souvent les autistes considérés comme « plus+ autistes » sont des autistes qui ont d’autres comorbidités qui les handicapent aussi (par exemple un syndrome d’Ehlers danlos (douleurs chroniques), ou de la dyspraxie, ou un trouble de l’attention… il y a vraiment beaucoup de comorbidités fréquentes avec l’autisme)
- Selon le moment ou le contexte, une même personne pourra être considérée comme étant de haut ou de bas niveau : voir cet article de Dcaius qui commence par la description de deux personnes qui ont l’air (l’air seulement) très différentes :
« Visiblement, Jill est haut fonctionnement et Leigh est bas fonctionnement (ou « sévèrement autiste »). Sauf que Jill et Leigh sont la même personne »
[Article « Inepties, partie 2 : les étiquettes de fonctionnement » sur le site de dcaius]
Or cette dichotomie arbitraire, au-delà de ses capacité de nuisance (ne pas apporter suffisamment d’aides aux autistes dit « de haut niveau/léger/d’Asperger », nier la capacité des autistes dits « de bas niveaux/sévères » à prendre des décisions) est intéressante pour l’analyse que j’essaie de mener ici, justement parce qu’elle introduit une scission handicap versus pas-handicap au sein d’un groupe d’individus qui ont pourtant la même condition neurologique : iels sont autistes.
Il y a de plus en plus de personnes autistes qui élèvent leurs voix pour dire « nous ne sommes pas malades mentaux comme les personnes schizophrènes ou bipolaires ou les autres autistes ‘sévères’ en institution, nous sommes seulement neurodivergeantes et nous devrions être traité·es comme des individus normaux » et ça, autant je comprends d’où vient l’idée, autant j’ai un peu l’impression que ça revient, si on y prend pas garde, à jeter les personnes handicapées non-autiste (ou autistes « de bas niveau ») sous le bus.
Conclusion
Ce que j’observe, c’est que d’une manière ou d’une autre, des personnes considérées comme relevant de la psychiatrie se soulèvent en disant : « Nous sommes différents mais nous ne valons pas moins que vous. Et d’ailleurs, nous pouvons accomplir les mêmes choses que vous aussi bien que vous ».
Et c’est un progrès.
On ne peut que se réjouir que l’on cesse de vouloir « guérir » des gens qui ne sont pas malades. Les thérapies de conversion et la méthode ABA ne sont rien d’autre que de la torture.
Par ailleurs : on ne peut pas lutter efficacement contre une oppression avec des arguments d’un autre temps : quand on finit par s’apercevoir que l’homosexualité (par ex) n’a rien d’une condition médicale, il est contre-productif de continuer à prétendre le contraire, ce d’autant que le discours des dominants lui-même s’adapte (les oppressions, hélas, ne disparaissent pas du jour au lendemain sous prétexte qu’on a démontré qu’elles n’avaient aucune raison d’être, ce serait trop beau).
Reste la question : que se passe-t-il pour les populations qui ne peuvent pas dire « nous pouvons accomplir les mêmes choses que vous aussi bien que vous ? »
La question du validisme est complexe parce qu’elle doit recourir à un argument qui a plutôt cette forme « Nous sommes différents mais nous ne valons pas moins. Certes, nous ne pouvons pas accomplir les mêmes choses que vous, du moins pas avec la même vitesse/aisance/facilité, mais nos limitations ne définissent pas notre valeur. »
Or, cela, dans une société productiviste/méritocratique, c’est difficile à faire entendre.
Il y a toujours l’intérêt financier qui entre en jeu :
La cour des comptes, elle voit le coût de l’AAH, le coût de l’institut, elle fait une moyenne et basta.
Sauf que ça marche pas. Je vais détailler pourquoi ça marche pas mais juste parenthèse pour rappeler que l’institutionnalisation est contraire à la convention européenne des droits de l’homme donc préférer une ligne de compta aux droits de l’homme déjà ça place le niveau.
[Thread twiter de Sandro Swordfire qui parle de la cours de comptes qui préfère l’institutionnalisation et les ESAD à distribué l’AAH (allocation adulte handicapé) parce que « c’est moins cher »]
Si les personnes LGBT+ peuvent prétendre à la dépathologisation, c’est aussi parce qu’elles peuvent « travailler comme tout le monde ».
Si l’autisme est en passe d’acquérir une meilleure image que le reste de la neurodiversité, c’est aussi parce que, sous réserve d’un intérêt spécifique exploitable par les entreprises (genre l’informatique, ou la comptabilité, ou que sais-je), les personnes autistes peuvent devenir économiquement rentables (pour peu qu’on appuie la dichotomie entre les « bons » et les « mauvais » autistes. Vous reprendrez bien un peu du cliché de l’autiste-génie « à la Asperger » ?).
C’est une stratégie qui, je le crains, ne pourra jamais marcher totalement.
Parce qu’elle ne pourra pas marcher pour tout le monde… ni même marcher tout court : à quoi bon lutter contre les discriminations si c’est pour renforcer du même coup des idéaux capitalo-méritocratiques où une personne n’a de valeur qu’en tant que maillon d’un système ? Je sais qu’il est bon de se voir intégré·e dans une norme plus vaste et inclusive, mais l’on devrait aussi avoir le droit et la possibilité de vivre hors de la norme.
Et parce qu’en créant deux groupes distincts là où il y en avait jadis un seul disparate, elle introduit toutes les problématiques liées à l’intersectionnalités : quid des personnes malades mentales et queer ? (la question me parait d’autant plus difficile à éluder qu’il y a de fait une forte corrélation entre être LGBT et être neuroAtypique : on sait par exemple qu’il y a proportionnellement plus de personnes trans parmi les personnes autistes que dans le reste de la population)
Je lis les témoignages des personnes qu’on continue de mettre en institution (voir le #LaPsychophobieEnHPCest sur Twitter) et je me demande : et elles, quand est-ce qu’on les libère ?
Il y a des gens qui s’élèvent pour dénoncer la médecine, et la psychiatrie en particulier, comme fondamentalement violente : parce qu’elles tracent la limite arbitraire entre celleux qu’on « valide », et celleux qu’on peut mettre en institution et priver de tout droit.
En très résumé, le mouvement de l’anti-psychiatrie s’attaque à l’institution psychiatrique et le contrôle qu’elle impose. Elle fait le constat que sous couvert de soin, la psychiatrie poursuit des buts de normalisation et de pathologisation. Comme pour la médecine dont elle se revendique, la psychiatrie va poser une norme, et considérer comme pathologique tout ce qui en dépasse. Son but sera donc de ramener les malades dans la norme.
[Thread de Dandelion qui parle de l’antipsychiatrie : pourquoi combattre la psychiatrie et pour mettre quoi à la place ?]
Je pense à ce lapsus que les gens sont souvent dans le milieu queer : dire que leurs identités sont valides (pour dire qu’elles sont légitimes).
Je me dis que c’est peut-être significatif.
Être valide, c’est aussi : être validé·e par l’institution médicale officielle.
Et je me demande : comment une institution s’est trouvée en position de pouvoir dire quelles vies sont valables… et quelles autres il faut corriger/tutorer/traiter comme une morne succession de souffrances à éradiquer ?
On ne devrait pas avoir besoin d’un tampon pour exister.
PS : Rappel que vous pouvez signer la pétition du sénat pour que les personnes handicapées puissent continuer à toucher leurs allocations même quand elles sont en couple. C’est aussi ça : le mariage pour toustes.
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