Confiteor – Jaume Cabré

— Je dirais même plus.
— Eh bien, dites-le.
— Ce violon a un nom. Il s’appelle Vial.
— Pardon ?
— C’est le Vial.
— Là, je suis perdu.
— C’est son nom. Il s’appelle comme ça. Il y a des instruments qui ont un nom propre.
— Et ça lui donne de la valeur ?
— Mais ce n’est pas la question, signor Ardevole.
— Bien sûr que c’est la question. Il a encore plus de valeur ?
— C’est le premier violon qu’il a construit. Bien sûr qu’il a de la valeur.
— Qu’il a construit, qui ?
— Lorenzo Storioni.
—  D’où vient son nom, demanda monsieur Berenguer, curieux.
— De Guillaume-François Vial, l’assassin de Jean-Marie Leclair.
(p.185)

Confiteor pourrait-être l’histoire d’un violon… et de toutes les personnes qui ont façonné son histoire, depuis Jachiam Mureda, « chanteur de bois » du 16e siècle, à la famille Ardèvol. Entre les deux époques, qui se côtoient dès le premier chapitre, le Vial est tour à tour aimé ou convoité. Il est beau mais tâché de sang, comme une métaphore de la rencontre entre le Bien et le Mal.

Confiteor, c’est aussi l’histoire d’Adrià Ardèvol I Bosch, le narrateur né en 1946 à Barcelone entre deux parents qui ont pour lui une ambition démesurée : sa mère veut faire de lui un violoniste virtuose, son père un érudit polyglotte.

— Catalan, castillan, français, allemand, italien, anglais, latin, grec, araméen et russe.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les dix langues qu’il doit connaitre. Les trois premières, il les connait déjà.
— Non, le français, il l’invente.
— Mais il se débrouille, il se fait comprendre. Mon fils peut réussir tout ce qu’il voudra entreprendre. Et il a un don particulier pour les langues. Il en apprendra dix.
— Il doit aussi jouer.
— Maintenant, il est grand. Et quand il commencera ses études il faudra bien qu’il les sache. – Et avec un soupir fatigué : On en parlera a un autre moment, d’accord ?
— Il a sept ans, pour l’amour de Dieu !
— D’ailleurs, je n’exige pas qu’il apprenne l’araméen tout de suite. – Il pianota sur la table avec les doigts, comme pour mettre un point final à la discussion. – il commencera par l’allemand.
Ça aussi, ça me plaisait. Parce que moi, avec Britannica, je me débrouillais tout seul, avec un dictionnaire à côté, no problem ; l’allemand en revanche, ça restait très obscur. J’avais envie de connaitre le monde des déclinaisons, le monde des langues qui changent de désinence selon la fonction que les mots occupent dans la phrase. Je ne formulais pas les choses comme ça mais presque : j’étais puant.
[…] C’est que j’étais un enfant bizarre, je le reconnais. Je me vois maintenant en train de me rappeler comment j’écoutais ce que devait être mon avenir, accroché au shérif Carson et au vaillant chef arapaho et essayant de ne pas me trahir, et je pense que je n’étais pas un peu bizarre, mais très bizarre.
(p.52)

De là, nait la complexité : Dans l’esprit d’Adrià, tout se mélange : le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, le moi et l’autre.

Ne me regarde pas comme ça. Je sais que j’invente des choses : mais ça ne m’empêche pas de dire la vérité. (p.43)

Le style est éclaté. Au milieu d’une phrase, on peut changer à la fois de lieu, d’époque et de personnage. Les dialogues font parfois se répondre deux personnages qui ne se sont jamais rencontrés, et pour cause, ils n’ont vécu ni au même endroit ni dans le même siècle (si toutefois ils ont vécu). Quant à Adrià lui-même, il parle parfois de lui à la première personne du singulier, parfois à la troisième.

Et pourtant, le lecteur n’est jamais perdu. Le fil rouge est là, les pensées d’Adrià se déroulent, il n’y a qu’à se laisser emporter.

L’auteur explique :

Mon intention était de provoquer une sensation de zoom avant et arrière. Je travaille là-dessus depuis l’Ombre de l’eunuque, en 1996. A l’époque, je fais lire à un ami 50 pages écrites à la troisième personne. Il me dit : tu te trompes, ce devrait être écrit à la première. Je réécris comme ça, mais ça ne marche pas. Je me suis alors aperçu que dans un récit, il y a des moments plus objectifs, et c’est le « il », et des moments plus subjectifs, et c’est le « je ». En écrivant Confiteor, j’ai pensé que je pourrais le justifier par la maladie d’Adriá. Au moment où il confesse sa vie, il sait qu’il est atteint d’Alzheimer et qu’il va bientôt tout perdre. Il est pressé, il veut finir, sa pensée va et vient et il ne corrige rien – moi si, hélas ! Mais, en réalité, pas besoin de cette explication. Le rythme et la musique des phrases, si c’est réussi, suffisent à tout justifier.
[Voir l’interview complète]

La plume est virtuose. Elle pourrait porter à elle seule tout le roman.

Mais Jaume Cabré ne s’arrête pas à la forme. Le roman s’ancre dans un contexte bien réel : la dictature franquiste (dans laquelle Adrià grandit), l’inquisition espagnol du 14e et 15e siècle, la cité du Vatican, les camps de concentrations nazis (où convergent de nombreuses intrigues)…

Adrià est un érudit et violoniste. Il est aussi historien des idées et humaniste, il cherche à comprendre, sans vraiment y parvenir, d’où vient le Mal. Héritant du magasin d’antiquité de son père, il est entouré d’objets rares qui tous ont une histoire : le Vial, bien sûr, mais aussi le médaillon de Sara Voltes-Epstein (la femme aimée) ou la peinture du monastère de Santa Maria de Gerri (peinte par Modest Urgell).

— Eh, Ardèvol, personne ne dit qu’il veut être historien des idées.
— Moi, si.
— Tu es le premier que j’entends dire ça. Merde alors. L’histoire des idées et de la culture. – Il me regarda avec méfiance. – Tu te fiches de moi, c’est ça ?
— Non ; je veux tout savoir. Ce qu’on sait maintenant et ce qu’on savait avant. Et comment ça se fait qu’on savait ou qu’on ne savait pas encore. Tu comprends ?
(p.255)

Toutes les histoires s’enchainent dans un « chaos magistral » qui ne me laisse qu’une conclusion : Confiteor est un livre à lire absolument !

Je suis parti de l’idée de la possibilité de l’impossible. À l’origine, j’avais en tête la bouteille du mathématicien Felix Klein et le ruban de Möbius, des surfaces pour lesquelles il n’est pas possible de définir un intérieur et un extérieur. J’ai cherché dans ce roman à faire en sorte que mon personnage entre dans sa propre histoire, qu’il puisse y disparaître ou y être caché comme je le laisse penser à la fin du roman. Plus généralement, je pense que le narrateur a le pouvoir du caméléon de se transformer et de poser les points de vue de chacun de ses personnages. Il ne peut pas être une créature immobile dans sa narration de l’histoire. C’est le fédérateur des différents récits. Cela lui permet de changer de style.
[Voir l’interview complète]

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