Un peu la guerre – Jean Rouaud

On, à commencer par moi bien sûr, peut se demander ce qui pousse à s’embarquer dans une autobiographie littéraire quand on a si peu le goût de parler de soi. Alors que toutes les apparences sont contre moi, que j’entame le troisième volet (mais l’ordre importe peu), je jurerais encore, main sur le cœur, que ce genre n’est pas mon genre.
[p.11]

Un peu la guerre commence ainsi, comme une tentative de justification : Pourquoi écrire ? Pourquoi écrire sur soi ? Pourquoi écrire un roman ? Pourquoi, donc, quand tout le monde prend bien soin de vous expliquer que non, le roman est mort, il va falloir vous trouver un autre rêve, voilà voilà.
Car c’est bien le postulat de départ : le roman est mort.

Nous étions deux ou trois ans après mai 68. On m’annonçait que le roman était mort, ce qui n’était pas la meilleure nouvelle quand on se promettait de devenir écrivain. La solution de remplacement ? Le texte, rien que le texte. Mais à la réflexion, il y avait une autre mort qui était passée inaperçue : celle, brutale, de mon père. Est-ce que de cette mort du roman, on ne pourrait pas faire le roman de la mort ? Le roman du mort ? Vingt ans plus tard, j’apporterai à l’éditeur le manuscrit qui glissait cette disparition d’un homme de quarante et un ans au milieu des massacres de la Première Guerre. L’éditeur s’alarma d’une autre disparition, celle du narrateur. Au bilan du siècle, il convenait de rajouter deux victimes collatérales : le roman et moi.
[quatrième de couverture]

Je me reconnaissais dans ce synopsis.
J’ai commencé ma lecture en voulant trouver dans les lignes une expérience semblable à la mienne : celle d’une personne qui comme moi aurait voulu écrire, mais à qui, comme à moi, on aurait dit l’impossibilité d’une telle entreprise.

Ce n’est pas ce que j’ai trouvé.

S’il convient de dire que le roman est mort, aujourd’hui et il y a cinquante ans, les raisons en sont différentes. (Je précise que je compte les donner, ces raisons, et donc parler du livre dans son entièreté, ce qui n’est pas forcément grave dans la mesure où la couverture donne déjà le fin mot de l’histoire)

Acte 1 : Jean Rouaud est né en 1952, soit dans la génération qui arrive à la fac juste après mai 68, époque à laquelle il est de bon ton de rejeter toute forme de conservatisme. Rouaud ne se sent pas le droit d’assumer ses origines rurales et son éducation catholique. Il se sent obligé d’être révolutionnaire, d’entendre les voix qui rejettent le roman en même temps que la bourgeoisie.

En même temps que je découvrais la pesanteur de mon héritage familial et culturel, on m’apprenait, tout juste rentré à l’université où je m’étais inscrit avec l’idée que les études de lettre m’aideraient dans mon désir d’être écrivain, que le roman était mort. […] Une deuxième salve m’apprenait que l’auteur également était mort, une troisième que le style était le panache blanc grossier de la bourgeoisie et quelques années plus tard, comme on achève un homme à terre, que la langue, ce glaive de la classe dominante, était fasciste. Vous tenez toujours, jeune homme, à être écrivain ?
[p.36]

Il me fallut cependant un peu de temps pour me convaincre de cette impossibilité du roman. Dès les premiers cours il était entendu que le roman était un genre bourgeois, ce qu’il fallait entendre comme nocif et périmé. […] Je n’eus pas besoin de cours de rattrapage pour comprendre que, dans la hiérarchie des calamités du temps, la bourgeoisie venait juste avant les grandes épidémies, ou peut-être après, et que le roman bourgeois n’était qu’un moyen d’asservissement des masses, une reproduction fidèle et acceptée d’un système dominant qui était le système des classes, autrement dit le miroir tendu au monde par le roman n’était pas l’instrument du changement mais de sa perpétuation.
[p.51]

Acte 2 : Jean Rouaud est né en 1952, soit après deux guerres mondiales, l’une faite par la génération de ses grand-parents, l’autre par celle de ses parents. Il grandit dans l’idée que la guerre, il en reviendra une autre, une troisième, dans laquelle il devra combattre à son tour. La guerre ne vient pas, mais il pense à elle, il se demande si elle n’aurait pas quelque chose à voir avec la mort annoncée du roman :

C’est une génération entière de paysans lettrés qu’on envoi au casse-pipe. […] Maintenant qu’on lui a apprit à tenir une plume, la cohorte des valets et des gueux se fait fort de parler en son nom, de dire son mot sur ce qui se passe au sein de l’effroyable mêlée, ce terrifiant corps à corps que le petit duc et le prince observaient à la longue vue, mouchoir de guigne sous le nez. Ce que ça endure un corps combattant. La cruauté et la souffrance, la violence et la mort. Tous les coupe-jarrets se découvrent enfin une âme de Froissard et de Joinville, ils le tiennent enfin, leur roman de chevalerie, sur quoi la caste des seigneurs s’était appuyée depuis des siècles pour justifier de sa prétendue supériorité. Ainsi c’était donc juste ça, cette autorité dont ils tenaient leur pouvoir ! Juste une histoire de mots. une manière de raconter, un effet de style. Et pour les prétendus haut-faits, il était surtout besoin d’une main habile pour tourner la phrase. Un hagiographe, un laudateur. La vie des hommes illustres tient moins au récit de leurs exploits qu’au talent de celui qui les illustre. […] La vraie revanche […] est là : le plus grand des romans de chevalerie, c’est à dire de guerre, jamais écrit par des milliers de mains. Des romans, bien sûr, mais aussi des milliers de carnets, de journaux, enregistrant ces jours et ces nuit d’apocalypse, et même ces deux lignes au bas d’une image pieuse qui sont dans sa forme lapidaire le roman d’un mort de guerre. […] Après cet embrasement, on pouvait baisser les armes et la plume. Après quoi l’histoire de ce pays ne pouvait que s’arrêter. Son chef d’œuvre accompli. La guerre finie et le roman achevé.
[p.176]

Acte 3 : Jean Rouaud est né en 1952, soit à peu près en même temps que le nouveau roman. C’est aux éditions de Minuit (connues notamment pour éditer les auteurs du nouveau roman, dont Samuel Beckett) qu’il publie finalement son premier livre.

Il avait été par exemple l’éditeur de Samuel Beckett, mort trois mois plus tôt, dont le grand poster en noir et blanc ornait le bureau face à son fauteuil, seul portrait au milieu des livres de la maison garnissant les deux bibliothèques disposées en angles […] Au delà de la grande figure littéraire, il voyait surtout l’image de son ami. […] Sur tous ces auteurs, et même les plus fameux, il pouvait parfois être amené à émettre une réserve, sur Sam jamais.
[p.183]

J’avais porté mon manuscrit à l’enseigne ayant pignon sur rue, à laquelle j’avais aussi porté trois ans plus tôt mon petit pré-histoire et qui en dépit de sa réponse enthousiaste n’avait pas daigné me recevoir. Mais il faut croire qu’on aime n’aimait pas là-bas revenir sur ses décisions. […] Et ce que disait ce refus pour moi, c’était qu’il était vain de croire que d’autres que l’éditeur de Sam pourraient s’intéresser à mes histoires et à ma façon de les raconter. Ce qui m’apparaît avec encore plus de clarté aujourd’hui que je connais un peu mieux le fonctionnement et les mœurs des maisons d’éditions. Il était et serait le seul.
[p.229]

Moi, je suis née en 1992, et les raisons que l’on évoque pour expliquer la mort du roman sont purement économiques. Écrire, on me le dit, ce n’est pas rentable, il ne faut pas y compter. Pour en vivre, au mieux, il faut avoir une chance infinie, au pire, bon, il y avait cet évènement déprimant, en juillet dernier : la mise en terre du livre de demain.

Le parallèle me semblait frappant, deux contextes, une seule conclusion.

Que pourrais-je dire ?

Nous sommes en 2018. On m’annonce que l’auteur est mort, ce qui n’est pas la meilleure nouvelle quand on se promet de devenir écrivain. La solution de remplacement ?

On n’en sait trop rien… Militer, peut-être ? Dire qu’on ne vit pas d’amour et d’eau fraiche, que la visibilité, si toutefois on l’obtient, ne paie ni le loyer ni le casse-croute.

L’auteur est mort. Si l’auteur est mort, le livre l’est aussi. La mort annoncée du roman à nouveau.

L’ennui c’est que l’auteur n’est pas mort. Non, il y aura toujours des gens pour écrire en vain. Si ce n’est plus vous, ce sera moi. Et quand ça ne sera plus moi, parce que je serais passée sous le rouleau compresseur à mon tour, ce sera quelqu’un d’autre, qui aura encore la force d’y croire, ou qui ne pourra juste pas faire autrement. Je ne peux pas ne pas écrire.
L’ennui, c’est que l’auteur n’a jamais existé, sinon à l’état de fantasme collectif, au même titre que les fées et les farfadets.

L’ennui c’est que le livre n’est pas mort non plus. Il est bien vivant et tout le monde le sait. Tellement de prestige en lui ! Et il n’a pas besoin d’être nourrit, comme c’est pratique. Même si plus personne n’écrivait la moindre ligne, nos bibliothèques sont déjà pleines de plus d’ouvrages qu’il n’est possible d’en lire en une vie entière. On peut bien laisser crever les créateurs, le monde saura survivre à leur absence.

L’ennui, c’est que la mort du roman que l’on m’assène aujourd’hui, on l’annonçait déjà il y a cinquante ans, en invoquant d’autres raisons.

J’aimerais juste avoir le droit de vivre.

Acte 1 : On m’annonce qu’écrivain, ce n’est pas une option, trouve autre chose, il faut faire bouillir la marmite, et les droits d’auteurs seront toujours trop faibles
Acte 2 : Je me dit qu’au fond, c’est ce système de droit d’auteur qui est archaïque, puisqu’il propose, au lieu de rémunérer l’écriture, de rétribuer le fait d’avoir eu écrit, il était une fois, par le passé, un livre que des gens ont bien voulu acheter. C’est presque une garantie de ne jamais considérer l’écriture comme un vrai métier (en plus de privatiser la culture, quand on aimerait qu’elle appartienne à tout le monde)
Acte 3 : J’écris quand même, parce qu’il le faut, mais mes textes sont différents des histoires que je rêvais de raconter, petite.

Mais alors comment et pourquoi une société en était-elle arrivée à décréter qu’il n’était plus possible de raconter des histoires, à en convaincre les esprits créateurs, se privant du même coup de dire ce qui la fonde, la traverse, ce qui ne passe pas, ses failles, ses errances, et plutôt que de se voir dans sa vérité nue préférant casser le miroir, ce même miroir que Stendhal promenait le long d’un chemin pour définir son art romanesque ? […] Malade, le pays ? A cet étrange interdit, il en est pour opposer encore, en champion de l’inoxydable bon sens, d’un air méprisant, que rien ni personne n’empêchait qui que ce fût d’écrire un roman, nous étions sous un régime démocratique, les éditeurs étaient libres et souverains […] et donc, ceux-là qui pensent que tout ça, ce pseudo-empêchement, n’était qu’impuissance et vues d’esprit puisque nous vivions dans un État libre, qu’écrire un roman ne dépend que de son bon vouloir et que, en paraître empêché, ce n’est rien d’autre que l’aveu d’une stérilité, comme ces incapables qui rendent les autres responsables de leur inertie, ceux là qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez bouché, je les renvoie au jugement de ma mère quand il n’était plus question pour elle de discuter avec des esprits obtus, sots [..] car, oui, il faut être bien sot […] pour ne pas simplement s’inquiéter de cette mort annoncée, laquelle n’était pas le fait d’un mauvais plaisantin glissant son faire-part de décès dans la rubrique nécrologique du siècle, mais l’encéphalogramme aux signaux électriques de plus en plus faibles renvoyés par le pays agonisant, bien sot pour faire comme si de rien était et, sourd à cet avertissement, continuer d’écrire « la plage était noire de monde »
[p.131]

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