Les livres de la Terre fracturée – N.K Jemisin

Les livres de la terre fracturée, donc.

Gros morceau.

Grâce à cette trilogie, j’ai maintenant d’avantage de respect pour les auteurs qui écrivent des sagas de plusieurs millions de mots en cinq, sept, dix volumes voir davantage. Que vous aimiez ça ou pas, que vous pensiez quand vous en entendez parler « Waouh » ou « Beuh », je vais vous dire une bonne chose : c’est difficile de raconter une longue histoire complexe. Je présente tous mes respects aux pluri-tomeurs
[Remerciements – La porte de cristal]

C’est difficile de raconter une longue histoire complexe, et c’est difficile aussi de les chroniquer.

Il y a de la matière, beaucoup de matière.

Et pour le cas qui nous occupe : beaucoup de matière de qualité.

Parce qu’on ne va pas se mentir, si une trilogie dans l’histoire méritait de remporter trois prix Hugo d’affilé, c’est bien celle-là.

Je vais donc chroniquer, et je vais le faire avec le plan des livres. Ou plutôt : avec le plan inverse des livres. En partant du général pour aller au particulier. Non pas d’Essun vers le monde, mais du monde vers Essun, pour aller jusqu’au point où vous avez envie d’aller à sa rencontre, peut-être. Car c’est une lecture, vous l’aurez compris, qui vaut le détour.

NB : pour le contexte, les livres de la Terre fracturée mettent en scène un monde dans lequel les humains possèdent des glandes appelées valupinae (située sur leur nuque) grâce auxquelles certaines personnes (les orogènes) peuvent contrôler l’activité sismique très importante de la planète. Dans ce contexte, l’existence des orogènes est essentielle à la survie des humains, mais les orogènes sont considérés comme des menaces et sont haïs/crains par le reste de la population (les fixes).

TW : génocide, viol, meurtre, sévices corporels, esclavage, oppression (le tout perpétré aussi sur des enfants)

3 - Houwha, à l'origine

« A ceux qui ont survécu : Respirez
Voilà. Encore une fois. Bien.
Vous êtes doués. Et même si vous ne l’êtes pas, vous êtes vivants. C’est une victoire »

Ce que l’on découvre dans le troisième et dernier tome, c’est l’histoire d’Houwha, que l’on avait déjà croisé en tant que narrateur, mais qui n’avait jamais révélé son passé. Or son passé est important, puisqu’à travers lui on découvre pourquoi la Terre est fracturée.

Au commencement était Syl Anagist.

Syl Anagist avait assimilé le monde entier  […] : il n’existait plus d’autre cité que Syl Anagist, plus d’autre langue que le sylanagistin – mais nul ne saurait avoir aussi peur que le conquérent ni être aussi étrange que ses peurs. Il invôque sans arrêt des fantômes, terrifiés à l’idée que ses victimes finissent par leur infliger ce qu’il leur a infligé […]. Le conquérant vit dans la peur du jour où il apparaitra aux yeux de tous qu’il n’est pas supérieur, qu’il a juste eu de la chance.
[Les cieux pétrifiés p.263]

Au commencement donc : le racisme.

Et parmi tous les peuples conquis par Syl Anagist : les Niess. L’histoire de la Terre fracturée commence par la déshumanisation des Niess. Par la fabrication d’êtres artificiellement différents conçus pour n’être pas humains : les ancêtres des orogènes.

[La] magie des Niess s’est révéle plus efficace que celle des Sylanagistins, et peu importe qu’ils ne s’en soient jamais servis comme d’une arme…
[…] Finalement, ce qui avait mis les évènements en branle se réduisait peut-être aux bruits qui s’étaient répandus : on disait que les yeux blancs des Niess nuisaient à leur vue et leur donnait des penchants pervers[…] Certains savants n’avaient pas tardé à bâtir leur réputation et leur carrière sur la seule idée que les valupinae des Niess étaient d’une manière ou d’une autre fondamentalement différents – plus sensibles, plus actives, moins contrôlées, moins civilisées – et qu’il fallait y voir la cause de leur particularité magique. Une caractéristique sensée faire d’eux une catégorie d’être humain différente. […] Une catégorie de non-humain, au bout du compte.
Une fois les Niess éliminés, il est bien sûr apparu que leurs valupinaes légendaires n’existaient pas […] C’était intolérable ; Plus qu’intolérable. Après tout, si les Niess étaient des êtres humains comme les autres, sur quelles bases reposaient les appropriations militaires, les réinterprétations pédagogiques et nouvelles disciplines scientifiques ? […]Si les malheureux étaient bêtement humains, le monde construit sur leur inhumanité allait tomber en pièce.
Alors… on nous a créés.
Nous, vestiges dénaturés des Niess, fabriqués avec soin, avons des valupinae bien plus complexes que celles des gens normaux.  […] Ensuite seulement, après nous avoir créés à l’image de leurs peurs, nos créateurs se sont estimés satisfaits. Ils se sont dit qu’ils avaient capturé en nous la quintessence et le pouvoir des Niess.
[Les cieux pétrifiés p263-265]

Ce tome 3 est peut-être mon préféré de la série, puisque c’est celui où la métaphore se révèle dans son entièreté. Après avoir vu l’horreur et deviné un contexte terrible, ledit contexte est expliqué clairement. Il est question d’impérialisme, de colonialisme, de capitalisme. Il est question d’une nation dont la force repose sur l’exploitation de tout ce qui l’entoure… et jusqu’à la planète elle-même.

Il y a des milliers d’années, les Sylanagistins ont créé un réseau d’obélisques, des fragments gigantesques de cristal en suspension dans les airs conçu pour exploiter l’énergie contenue dans le noyau de la Terre :

L’argent – la magie – nait de la vie. Les constructeurs des obélisques cherchaient à l’exploiter et ils y sont arrivés – oh, oui, ils y sont telllement bien arrivés. Exploiter la magie leur a permis de créer des merveilles inimaginables, mais ils en ont ensuite voulu davantage que ne pouvaient en produire leurs vies et jusqu’aux vies et aux morts qui s’étaient succédés des millénaires durant à la surface de la Terre. Alors quand ils ont vu que, juste sous cette surface, le monde débordait de magie qu’il leur suffisait de prendre…
Peut-être la pensée ne leur est-elle jamais venue que toute cette magie – toute cette vie – pouvait être un signe de… conscience […] Où ils auraient du voir un être vivant, ils n’ont donc vu qu’une chose à exploiter, une de plus. Où ils auraient dû demander, ou laisser vivre, ils ont violé.
[Les cieux pétrifiés p.310]

La Terre (le père Terre) est en vie, et il est en colère et il le fait savoir. Il y a une portée écologique dans cette rage, mais pas que. En vérité, toutes les oppressions sont mêlées. Exploiter la Terre, exploiter un peuple, exploiter un sous-groupe de la population… cela reste de l’exploitation. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les horreurs qu’on commet laissent des traces qui perdureront pour des générations et des générations.

Pour exploiter le père Terre, les Sylanagistins ont du d’abord piller les Niess :

Sous le choc. L’horreur.
[Il] y a des décénnies de cela, lorsqu’on les a fait pousser, les fragments étaient incapables de générer de la magie tout seuls. Les choses non vivantes, inorganiques comme le cristal, sont inertes du point de vue de magie […] D’où les lignes de soutien : une sorte de lierre au grosses tiges torses, dont les boucles et les vrilles forment autour de la base du fragment un fourré exubérant. Dans lequel sont entortillés…
On ira les voir, m’a dit Kelenli, quand je lui ai demandé ce qui était arrivé aux Niess.
[Les] lignes de soutien absorbent toute leur magie, à part un maigre ruisselet nécéssaire à leurs fonctions vitales. Fonction que l’on préserve pour que leur corps génère davantage de magie.
Voici donc […] où on nous enverrait si, pour une raison ou pour une autre, nous devenions incapables de travailler.
[Les cieux pétrifiés p.327]

Il a d’abord fallu en venir à dévaluer la vie d’autrui.

On dirait qu’il ne voit pas ce que nous voyons. Que ces vies réduites à leurs composants, stockées, ne signifient rien pour lui;
[Les cieux pétrifiés p.329]

Ou du moins, à lui accorder de la valeur seulement par rapport à ce qu’elle peut produire, en voyant seulement l’exploitation que l’on peut en faire :

La vie est sacré à Syl Anagist – sacrée, lucrative, utile.
[Les cieux pétrifiés p.390]

La colère du père Terre est du même ordre que la mémoire des traumatismes culturels. Il y a la même origine, la même intensité, la même durabilité dans le temps. On n’efface pas un génocide.

Il ne faut pas oublier qu’il est ici question de magie, pas de science, et que la magie échappera toujours en partie à la compréhension. Ma certitude n’en est pas moins absolue : il suffit de déverser assez de magie dans un objet inanimé pour lui donner vie. Si on remplit une matrice de stockage d’innombrables vies, elles conservent une sorte de volonté collective. Ce qui reste d’elles – leur âme si tu veux – se rappelle l’horreur, l’atrocité.
[Les cieux pétrifiés p.412]

La colère du père Terre n’est pas seulement à l’origine des Saisons (période d’apocalypse causée par des tremblements de terre et des volcans), c’est lui aussi qui a créé les Gardiens et les mangeurs de pierres.

Quand [le père Terre] contemple [les humains], il voit des créatures fragiles, éphémères, étonnamment détachées par la substance et la conscience de la planète dont dépend leur vie, incapable de se rendre compte du mal qu’elles cherchaient à faire – peut-être d’ailleurs parce qu’elles sont fragiles, éphémères, détachées. Il a donc décidé de nous infliger ce qui constituait à son avis un châtiment significatif : nous intégrer à son être.
[Les cieux pétrifiés p.423]

Les gardiens, eux, sont des descendants des Sylanagistins, qui prétendent garder les orogènes (les protéger des fixes et protéger les fixes d’eux), mais qui sont surtout les gardiens d’une idéologie : ce sont eux qui s’assurent que les orogènes ne soient jamais plus que des outils, ne comprennent jamais la vraie nature de leur magie (se contentent de la science, de mathématiques, et ne lèvent jamais les yeux vers les obélisques).

« Telle est la fonction des Gardiens, mon enfant. Nous empêchons l’orogénie de disparaitre parce que, à vrai dire, personne au monde ne survivrait sans elle. Les orogènes sont nécessaires. Mais parce que vous êtes nécessaires, il ne vous est pas permis d’avoir le choix. Vous êtes forcément des outils… et les outils ne peuvent être des personnes. Les gardiens protègent l’outil… et, autant que faire se peut en lui conservant son utilité d’instrument, ils tuent la personne »
[Les cieux pétrifiés p.224]

Les Gardiens portent en eux la volonté du père Terre (ils tirent leur pouvoir d’une épingle enfoncée dans leur valupinae) : c’est à dire la haine de ce que les orogènes peuvent faire quand ils se connectent aux réseau d’obélisque. Ils perpétuent la déshumanisation. Et s’ils résistent, ils en souffrent physiquement (l’épine les torture).

Car c’est cela qui perpétue les systèmes oppressifs : pour ceux qui l’ont, il y a un coût à renoncer au pouvoir.

Les Mangeurs de pierre, eux, sont des orogènes transformés, de véritables statues vivantes, témoignages malgré eux de ce qui est arrivé au Niess, de ce qui est arrivé à la Terre. Leur éternité est une punition, le père Terre les as châtiés en même temps que le reste de l’humanité.

Le père Terre ne fait aucune différence entre nous […] : tous coupables, tel était son verdict. Tous complices du même crime : chercher à réduire le monde en esclavage.
[Les cieux pétrifiés p.415]

Ainsi les crimes perpétrés par Syl Anagist continuent d’exister, d’avoir des conséquences. Les oppressions ne disparaissent pas. Les humains héritent de la haine des orogènes.

« Connais-tu le mot héritage ?
[…] C’est quelque chose d’obsolète, mais dont on ne peut pas se débarrasser totalement. Dont on ne veut plus, mais dont on a encore besoin »
[Les cieux pétrifiés p.142]

2 - Nassun, transmission

« A ceux qui n’ont d’autre choix que de préparer leurs enfants à se battre »

Ainsi, dans le lointain futur que l’on découvre au début des romans, les orogènes sont toujours opprimés. C’est une oppression qui ne dit pas son nom : on pourrait l’assimiler à du racisme (puisqu’il y a un facteur génétique à l’orogénie, et qu’il est beaucoup question d’exploiter une force de travail), ou bien aux lgbtphobies (puisque les livres parlent aussi beaucoup du rejet subit par les enfants orogènes par leurs propres parents fixes quand ceux-ci découvrent leur nature : les deux parents d’Essun dans le T1, le père de Nassun dans le T2…), au validisme (puisque l’on voit parfois apparaitre les mots « malades de l’orogénie ») : au fond peu importe. Toutes les oppressions, on l’a vu, découlent d’une même idéologie nauséabonde.

La vie est sacrée à Syl Anagist, comme il se doit, car la cité brûle, carburant nécessaire à sa gloire. Sa gueule immense a broyé bien des peuples, avant que les Niess ne soient victimes de la dernière, la plus cruelle des exterminations perpétrées pas ses soins. Mais, pour une société basée sur l’exploitation, il n’existe pas pire danger que de ne plus avoir personne à opprimer. A partir de maintenant, si personne n’intervient, Syl Anagist va devoir une fois de plus diviser son peuple en sous-groupes et inventer de nouvelles raisons de conflit entre eux. […] Il faut que quelqu’un souffre pour permettre aux autres de vivre dans le luxe.
[Les cieux pétrifiés p.414]

Nassun, fille de l’héroïne Essun, est un personnage que l’on commence à suivre à partir du deuxième opus.

Nassun est intéressante car de sa mère, elle n’hérite pas seulement sa nature d’orogène : elle hérite aussi des traumas.

Essun sait comment sont traités les orogènes, et pour lui épargner ses peines, elle n’a d’autre choix que de l’entrainer. De l’entrainer sans attirer l’attention de personne, c’est à dire vite, c’est à dire à la dure, comme elle-même en a fait l’expérience.

– Essun […] Tu ne sais rien de rien, tu n’écoutes rien de rien…
– Parce que tu ne me dis rien ! Tu veux que je t’écoutes, mais tu te contentes d’exiger, d’affirmer, et… et… je ne suis pas une enfant ! Terre cruelle ! Je ne traiterais même pas des enfants comme cela !
(Mais si, chuchote une facette traitresse de votre être. Bien sûr que si. C’est comme ça que tu as traité Nassun. Ce qui pousse la partie loyale de votre esprit à riposter : Parce qu’elle n’aurait pas compris, autrement. Elle n’aurait pas été en sécurité si je lui avais témoigné plus de douceur, de patiente. C’était pour son bien et…)
« C’est pour ton bien » râle Albâtre […] « J’essaie de te protéger, Terre en feu ! »
[La porte de cristal p.183]

Quand à l’entrainement qu’elle prodigue, il est à l’image de celui qu’elle a reçu : basé non pas sur la magie mais sur la simple transformation de l’énergie calorifique. Un entrainement qui repose sur le contrôle absolu. Un entrainement qui brime, qui empêche de voir la vraie magie.

« Etonnant », glousse Schaffa, La perplexité de sa pupille le pousse à ajouter : « C’est exactement comme ça que sont… qu’étaient entrainés les enfant au Fulcrum. On dirait juste que ton entrainement à toi a été nettement plus rapide. » Il penche à nouveau la tête sur le côté, pensif. « Si tes séances de travaux pratiques étaient rares, pour ne pas éveiller les soupçons de ton père… »
Nassun hoche la tête. Sa main gauche se ferme puis se rouvre d’elle-même.
« Elle disait qu’elle n’avait pas le temps d’être gentille et que de toute manière, j’étais trop forte. Il fallait faire ce qui marchait. […] Un jour [je] lui ai dit que je la détestais et qu’elle ne pouvait pas m’obliger à lui obéir. […]Elle est restée parfaitement figée, et puis m’a dit : tu es sûre que tu peux te contrôler ? Elle m’a pris la main… » Nassun se mord la lèvre « Et elle l’a cassée. »
[…] Tu es le feu, ma fille. Tu es la foudre, dangereuse si on ne la capture pas dans des fils de fer, mais si tu peux te contrôler malgré la souffrance, je saurai que tu es en sécurité.
[La porte de cristal p.200]

Cela, Nassun le comprend plus tard, quand elle visite le Fulcrum antartique.

Sa mère a appris ce truc ici-même, au Fulcrum, c’est comme ça que les gens du Fulcrum entrainent les jeunes orogènes, tout ce que Nassun tient de sa mère est infecté par cet endroit et l’a toujours été…
[…]Ils ont déjà cassé ta main ?
Cet endroit. Ce… Fulcrum. C’est la raison pour laquelle sa mère lui a cassé la main. […]Le Fulcrum est la raison pour laquelle sa mère ne l’a jamais aimée. […]Les fils d’argent sont si nombreux, ici. Les orogènes sont tous liés par l’entrainement commun, l’expérience partagée.
ILS ONT DÉJÀ CASSÉ TA MAIN.
[La porte de cristal p. 340-344]

Essun a élevé sa fille de la seule manière dont on lui a apprit à enseigner aux jeunes orogènes, et elle-même ne réalisera que bien plus tard les conséquences.

J’en ai fait mon double. Que le Père Terre nous dévore toutes les deux. J’en ai fait ce que je suis, moi.
[Les cieux pétrifiés p.215]

Essun est une mère dure, et c’est une mère mal aimée. Nassun lui préférera son père : un fixe qui pourtant déteste les orogènes et a tué son propre fils de trois ans quand il a découvert sa nature (c’est le point de départ du premier tome), qui est incapable d’aimer sa propre fille, Nassun, à moins qu’elle trouve un moyen d’accomplir l’impossible et de cesser d’être ce qu’elle est.

Il lui a dit qu’il l’aimait, mais ce n’est évidement pas vrai. Il est incapable d’aimer une orogène, ce qu’elle est. Il refuse d’être le père d’une orogène, ce pourquoi il exige d’elle en permanence qu’elle ne soit pas ce qu’elle est.
Elle est fatiguée, elle en a assez […][Une sueur froide] l’envahit, dirigée contre sa mère. Une fureur irrationnelle, elle en est bien consciente. Si Jija a trop peur des orogènes pour aimer ses propres enfants, on ne peut le reprocher à personne, sauf à Jija, justement. Il n’empêche qu’à une époque, Nassun aimait son père sans restriction, mais qu’elle a maintenant besoin de reprocher à quelqu’un la mort de cet amour parfait. Sa mère est capable de supporter ça, elle le sait.
[La porte de crital p.398]

Et c’est ainsi que se transmet le mal : pas seulement des fixes qui haïssent sans savoir, mais aussi des orogènes eux-mêmes qui comprennent et veulent bien faire mais ne savent pas comment ne pas reproduire ce qu’iels ont subis. Nassun est autant le produit de la haine aveugle de son père que des traumas de sa mère.

Le Fulcrum même, qui contraint des orogènes depuis des générations est à l’origine construit par les orogènes eux-même :

« Les orogènes ont construit le Fulcrum […] Nous l’avons construit sous la menace d’un génocide, nous nous en sommes servis pour nous mettre la corde au cou, mais nous l’avons construit. C’est grâce à nous que l’antique Sanze est devenu si puissant et a existé si longtemps ; grâce à nous qu’il règne encore plus ou moins sur le monde entier, même si personne ne veut l’admettre. C’est nous qui avons compris que les nôtres pouvaient être stupéfiants en apprenant à affiner le don que nous avons de naissance. »
[La cinquième saison p.488]

(NB : Je n’ai pas le temps de m’étendre, mais dans cet opus, on a aussi le point de vue de Schaffa : le Gardien de Nassun, ex-Gardien d’Essun. La porte de Cristal parle clairement de l’héritage direct, non pas celui des ancêtres lointains, mais de nos parents/tuteurs, de nos proches directs.
C’est aussi dans ce tome que l’on insiste le plus sur l’enfant perdu de la Terre : la lune)

1 - Essun, au cœur

« A ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui obtient d’office »

Tout cela crée un contexte oppressif que l’on découvre dans le premier tome à travers du regard d’Essun.

A travers plus précisément du triple regard d’Essun :

D’abord Damaya, enfant, rejetée par ses parents quand ils découvrent son orogénie, et envoyée au Fulcrum pour étudier. Là, comme tous les autres enfants orogènes, elle est soumise aux volontés des gardiens, et apprend que sa vie importe peu.

« Ne me dis jamais non […] Les orogènes n’ont pas le droit de dire non. Je suis ton Gardien. Je briserai le moindre os de ta main, le moindre os de ton corps, si je l’estime nécessaire pour mettre le monde à l’abri de ton pouvoir […] Tu as raison d’avoir peur. Je ne regrette pas les souffrances que je t’ai infligées, mon enfant, parce qu’elles avaient une leçon à t’apprendre. Que sais-tu de moi maintenant ? »
Elle secoue la tête, puis s’oblige à répondre, car c’est évidemment ça l’important.
« Si je vous désobéis, vous me ferez mal.
– Et ?
Elle ferme les yeux de toutes ses forces. Dans les rêves, ça fait partir les sales bêtes.
« Et, ajoute-t-elle, vous me ferez mal même si j’obéis. Si vous pensez que c’est votre devoir.
– Voilà »
[La cinquième saison p.122-126]

Ensuite Syénite, jeune adulte orogène qui découvre auprès du mentor qu’on lui a assigné (à des fins reproductrices) que le système perpétué par les Gardiens n’a pas lieu d’être, que ce n’est pas parce que les choses sont d’une certaine manière qu’il est juste qu’elle soient de cette manière.

Elle savait déjà qu’elle était une esclave. Tous les géneurs sont des esclaves. La sécurité et l’estime d’elle-même que le Fulcrum lui a offerte sont enveloppés de chaînes : elle ne peut exercer ni son droit de vivre ni le contrôle de son propre corps. Mais elle a beau le savoir, l’admettre en son for intérieur, nul gèneur ne devrait se servir contre un autre de ce genre de vérité (pas même pour mettre l’accent sur ce qu’il en est). C’est à la fois cruel et superflu. Voilà pourquoi elle déteste Albâtre : pas parce qu’il est plus puissant qu’elle, mais parce qu’il la prive des fictions polies et des silences qui lui ont apporté des années durant confort et tranquillité d’esprit.
[La cinquième saison p.407]

Et enfin Essun, la mère, que l’on découvre au tout début de la cinquième saison alors que son fil de trois ans vient de mourir sous les coups de son mari, disparu avec sa fille.

Essun, donc, qui suit au fil des trois tomes de la série le parcours inverse de celui de cet article : qui s’ouvre au monde, de plus en plus large, qui va d’elle même à sa fille au monde tout entier.

Dilemme : Vous faite partie de tant de gens que vous n’avez aucune envie d’être. Dont moi.
[La porte de cristal p.103]

Elle a un parcours qui était celui d’Houwha, qui sera celui de Nassun :

Quand la société à laquelle vous appartenez vous trahit, le processus de maturation comporte plusieurs phases. l’hypocrisie, la découverte de la différence, les mauvais traitements inexplicables ou incongrus nous tirent brutalement de notre complaisance. Suit une période d’égarement – nous sommes contraint de désapprendre ce que nous prenions pour la vérité, de nous immerger dans une nouvelle vérité puis de décider qu’en faire.
Certains [..] embrassent le mensonge de tout leur être – parce qu’ils décident qu’ils ne valent pas grand chose […] lutter serait trop douloureux […]
L’alternative consiste à exiger l’impossible […] Ils ne sont pas inférieurs. Ils ne méritent pas ça. C’est donc à la société de changer. On peut aussi trouver l’apaisement de cette manière, mais pas avant qu’il n’y ait conflit.
[Les cieux pétrifié p.387]

Un parcours qui commence dans la douleur, dans la négation de l’humanité de personnes qui se voient devenir le monstre que le monde attend qu’elles soient, qui n’ont d’autre choix que de se réapproprier les insultes qu’on leur lance :

« Je ne crois pas qu’avoir de l’orogénie, être une… une gêneuse… » Elle s’interrompt, contrainte et forcée, rougissante, mais repousse la honte d’avoir dit un aussi vilain mot, parce que ce vilain mot est le bon bon. « Je ne crois pas qu’être une gèneuse fasse de moi quelqu’un de mauvais ou de bizarre. »
Elle s’interrompt à nouveau et arrache ses pensées de ce chemin, parce qu’il mène tout droit à Mais tu as fait tellement de mal.
Sans le vouloir, elle montre les dents les points serrés.
« Ce n’est pas juste, tu comprends. Les gens veulent que je sois bizarre ou mauvaise, ils me rendent mauvaise… » Elle secoue la tête, cherchant ses mots. « Moi, j’aimerais être comme tout le monde ! Mais je ne peux pas… et tout le monde, un tas de gens… ils me détestent tous parce que… parce que je suis ce que je suis. Ce n’est pas juste »
[Les cieux pétrifiés p.115]

Il se passe des choses horribles dans ce premier tome, mais elles ne sont pas gratuites. Elles sont le résultats d’un système, d’un contexte que l’on ne connait pas, mais que l’on devine, qui se dévoilera plus tard.

Des gens font des choses horribles (un père qui tue son fils, des Gardiens qui brisent les mains des enfants dont ils s’occupent…) mais ils n’agissent pas ainsi simplement parce qu’ils sont « des connards ».

Dans une scène, Syénite découvre que les opérateurs des nœuds, des orogènes charger de stabiliser l’activité sismique d’une régions, sont en réalité des enfants attachés à un siège et réduis à leur fonctions vitales, ils apaisent les secousses par instinct. L’un d’eux a déclenché un tremblement de terre en réaction a un viol qu’il a subi. Mais le violeur n’est pas montré. Il n’a pas de nom, pas de visage. Il ne compte pas. La scène n’est pas là pour montrer que « ce monde est plein d’individus horribles » mais que « ce monde n’a aucune considération pour les orogènes »

Si les gens ne s’inquiètent pas que des orogènes soient mal traités, ce n’est pas en raison d’un manque d’empathie intrinsèque, c’est parce qu’ils ont appris à considérer les gèneurs comme non-humains.

Il n’y a pas de méchant dans cette histoire […] Il est impossible d’incriminer un unique problème ou d’accuser du basculement un unique moment.
[Les cieux pétrifiés p.44]

Il n’y a pas de méchant animé d’une haine terrible qu’il s’agirait d’affronter et de vaincre. Il y a pire.

[Son] expression change. Vous n’y lisez nulle haine – la haine implique l’émotion. Simplement, cette femme vient de comprendre qu’elle s’adresse à une gèneuse, donc pas à un être humain, en ce qui la concerne. C’est aussi simple que ça. L’indifférence est pire que la haine.
[La porte de cristal p.432]

L’ennemi a affronter, c’est le monde tout entier : le père Terre, l’héritage terrible d’une société bâtie sur l’exploitation des uns pour le confort des autres.

Ce que disent les livres de la Terre fracturée, c’est ce que prend une révolution : d’abord casser ce qui existe et puis construire mieux ensuite. Construire mieux est difficile, cela implique de passer au delà de la rage qui dicte de juste détruire, de croire qu’il est possible de faire autrement, d’avoir de l’espoir quand bien même on a grandi dans un monde qui ne nous en a laissé aucun.

C’est cela qu’Essun doit apprendre au fil des trois livres : à trouver une communauté à laquelle s’intégrer, des amis à qui faire confiance.

Tu l’as, lui [Albâtre] tu as Ykka,Tonkee, Hjarka , peut-être, des amies qui te connaissent dans toute ta monstruosité de gèneuse et ne t’en acceptent pas moins. Tu as Lerna aussi. […] Tu as aussi Castrima, si tu en veux.
[…] Rien n’a changé. Le monde est brisé et toi capable de le réparer, comme Albâtre et Lerna t’en ont tous les deux chargée. Castrima te donne juste une raison de plus de t’en occuper […] Il est temps […] que tu te lances à la recherche de Nassun. Même si elle te déteste. Même si tu l’as laissée affronter seule un monde terrible. Même si tu es la pire mère de la Terre… tu as fait de ton mieux.
[Les cieux pétrifiés p.353]

L’orogénie ne se limite pas à maitriser la tectonique des plaques, c’est pratiquer la magie : voir l’énergie de la vie même (présente ou passée), les fils d’argent qui relient tout en réseau.

Vous le voyez soudain : le réseau. Un filet argenté couvrant tout le continent, pénétrant la roche et jusqu’au magma qui la porte, reliant les joyaux des forêts, des coraux fossilisés, des mares de pétrole, filigrane porté par le vent tels des fils de la Vierge des bébés araignés. Il y en a dans les nuages – peu, certes – il y en a aussi haut que porte votre perception, qui frôle les étoiles même.
[La porte de cristal p.457]

C’est cela qu’Essun doit comprendre, mais aussi transmettre : à sa fille, au monde.

Donner une preuve d’amour, clamer assez fort que l’espoir est possible… si elle y arrive.

Tu connais la fin de l’histoire, hein ? Tu ne pourrais pas être là, à l’écouter, si tu n’en connaissais pas la fin. Mais il arrive que la manière dont on aboutit à une conclusion soit plus importante que la conclusion proprement dite.
[Les cieux pétrifiés p.287]

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