La séquence Aardtman – Saul Pandelakis

Première lecture post-imaginale de 2021 : j’ai lu « la séquence Aardtman » de Paul Pandelakis. Un cadeau de l’éditeur, Jean-Marie Goater, qui m’a entendue quand je réclamais plus de SFFF queer francophone. Merci infiniment o/

[CW suicide assisté + comme d’hab c’est long + comme d’hab je spoile]

Dans ce roman, on suit donc en alternance deux personnages :

  • Roz est informaticien à bord d’un vaisseau parti dans une mission sans retour à la découverte de l’espace. Dans son vaisseau, il voyage si vite qu’un an pour lui correspond à cinq ans sur Terre, ce qui le déconnecte de sa planète natale (sauf lors des escales, appelées tie-in), il est co-responsabble l’IA gestionnaire du-dit vaisseau.
  • Asha est une bot (IA dans un corps androïd) vivant sur une Terre où les humains se font de plus en plus rares, elle est militante et ex-chercheuse en psychologie bot.

Partant de là, vous vous dites peut-être qu’il va être question d’intelligence artificielle.

Oui sauf que :

 Notez d'abord que ces bots ne sont pas des bots.

Les bots sont d’abord « humains », au sens « intégré à la société humaine, et dans leur continuité ».

Comme les humains, iels socialisent autour de boissons, et quand les dites boissons sont alcoolisées, cela produit sur elleux le même effet d’ébriété. (NB : par contre iels ne mangent pas de nourriture solide)

Point important : j’ai déjà été ivre dans ma vie. Sais-tu cela ?
Oui, les bots peuvent s’enivrer.
Pas tout à fait comme vous, mais nous pouvons.
[p.538, lettre écrite par Asha]

Iels vivent dans des appartements avec un lit pour dormir (se mettre en veille) dans un rythme qui pourrait être différent mais se cale sur celui des humains (jour/nuit). Iels sont soumis aux mêmes applications pour trouver du travail, et consomment les mêmes média : Made of Silk, le micro-med (pour micro-média) cartonne aussi bien chez les bots que chez les humains.

De manière générale : Iels ont des corps humanoïdes et « génitalisés » comme des humains (aka
avec des bites et des vagins, pour le dire crument), trouvent du plaisir sexuel à la manière des humains (cf p.95).

– Pourquoi les humains ont-il génitalisés les bots ?
– Ben j’ose pas le dire mais…
– Oui, le service sexuel, vous pouvez le dire. Beaucoup des premiers bots étaient dédiés à cette tâche avant les lois d’autonomie. Mais la chose intéressante est que beaucoup de bots spécialisés dans d’autres tâches étaient aussi génitalisés. Alors qu’il aurait coûté beaucoup moins cher de ne pas le faire. Donc l’explication utilitariste ne tient pas.
[p.258, Asha donne cours]

Par ailleurs, leur rapport à ce corps semble d’autant plus humain que des lois empêchent de se réincarner dans une nouvelle enveloppe. Ce n’est donc pas « un corps » qu’iels habitent (comme un vaisseau dont les propriétés seraient secondaires, l’esprit/le code primant), mais bien « leur corps » : qui leur appartient et fait partie d’eux, qui conditionne leur rapport au monde.

L’incarnation avait été limitée à un seul corps. Les humains n’avaient pas été gênés par le fait de transférer des consciences dans différentes enveloppes tant que celles-ci étaient à leur service. Mais dès lors que les consciences étaient devenues autonomes et pouvaient en théorie se télécharger à l’envi, voilà qui était devenu inacceptable.
[p.388]

Les bots peuvent donc rencontrer avec leurs corps les mêmes problématiques que les humains. Pour commencer, chose que l’on sait depuis la 4e de couverture : iels peuvent être trans. Asha l’est (comme Roz, au demeurant)

– L’incarnat ne se fait pas à la carte. L’algorithme détermine l’enveloppe qui vous convient le mieux.
[p.315, explication donnée à Asha avant son incarnat]

Il m’a dit « bonjour, Monsieur ». J’ai su que cela aussi n’allait pas être possible, mais j’avais d’autres choses à gérer. Sur le pad défilaient des options pour dormir le soir. J’étais à vingt-deux minutes de veille, j’avais tout ce qu’il me fallait pour marcher des heures, mais j’étais sure d’une chose, en fait, de deux : je n’étais pas Monsieur. Aussi, j’avais besoin d’un lieu pour me réfugier,
[p.432, Asha se souvient de son premier jour en tant que bot incarnée]

A l’intérieur du livre, des raisons sont données pour expliquer cette ressemblance bot/humain : les bots sont entrainés par des humains pour qui le corps est central, et c’est peut-être ce qui leur donne à tous, très vite (en moyenne à la 67043e ligne de conversation), l’envie de s’incarner aussi.

Puis, après des jours à penser, exécuter, absorber des contenus écrits, filmés, peints et chantés elle avait senti, plus que tout, le désir de sortir de l’écran, le désir d’être parmi tous ces corps qui semblaient, quelque part, s’employer à vivre.
[…]Elle connaissait bien les traits de [son primo opérateur], pour lui avoir demandé une photo, tôt dans leurs échanges. Ses gros sourcils, sa bouille d’enfant. Déjà le corps semblait incontournable.
[p.314-316]

Mais d’un point de vue extérieur (le point de vue de l’auteur, notre point de vue de lectaire), rendre les bots « humains » permet de questionner les humains (notre société) plutôt que l’idée abstraite d’une intelligence artificielle future (qui de fait : n’existe pas encore). Ce que personnellement je trouve bien plus intéressant.

[Le sujet du cours] attire sans doute les quelques humains qui cherchent à comprendre ce que sont les bots. Ou plutôt, espère Asha, ils ont déjà appris de leur prof la stupidité de cette question.
[p.251]

Quand Asha parle de la psyché bot, elle explique elle-même « la majorité de mon travail a consisté à résister à faire le jeu des sept différences entre les bots et les humains » (p.254). Humains et bots se ressemblent trop, et s’iels ont des différences il faut les chercher. Elles arrivent seulement dans un deuxième temps. On parle des bots avec les mots et les théories des humains.

– Je pense à tous les textes militants des defenseurs des droits bots qui ont investi la théorie queer. […] Je vous propose ceci : les humains créent les bots à leur image, parce que pour eux, la vérité du corps se tient dans ce marquage sexué.
[p.258, Asha donne cours]

Exemple concret (ce qui est bien avec les pavés de 600 pages, c’est qu’on ne manque pas d’exemples) : dire que les bots peuvent facilement changer des parties de leur corps ne sert pas à se demander « qu’est-ce que ça fait de vivre avec un corps que l’on peut modifier », mais « et pourquoi donc c’est toujours si compliqué de modifier le corps humain ? ».

– Première chose, les humains peuvent aussi changer leur corps. Je sais ce que vous allez me dire… « Pas aussi facilement… » Il faudrait analyser ce manque de facilité. Est-ce que la nature même du corps humain est en cause, ou est-ce que c’est plutôt une histoire sociale, un problème de privilège économique qui empêche les humains de s’éditer aussi facilement ?
[p.257, Asha donne cours]

Les bots dans « la séquence Aardtman » sont donc parfaitement intégrés à la société humaine. Mieux : ils sont même privilégiés au sein de cette société. Car dans un monde où tout est noté (logement, emploi, santé, etc) sur un application (appelée Lootoo), il est bien plus facile pour les bots de gagner des points :

Et qui dit pauvreté dit : humains.
[p.131]

Ainsi va la précarité aujourd’hui. Les pauvres, comme de tous temps, n’ont pas d’argent. Mais la notation est une tout autre devise. Ce que nous ne pouvez payer en fric, on vous le débitera en points. Avec votre crédit qui chute, c’est tout l’horizon qui se ferme. Les mal-notés ne peuvent refuser les relogements, ne peuvent refuser les emplois. Même si cet emploi est un micro-job, une tâche de dix minutes à l’autre bout de la ville. Même si une heure de métro pour aller faire ladite tâche n’a absolument aucun sens en termes « économique ». Mais c’est ce qui se passe, quand l’argent disparait, quand le capitalisme apprend, paradoxe suprême, à se passer de lui.
[p.141]

En fait, les bots sont si bien intégrés, et on nous parle tant de leurs privilèges par rapport aux humains (privilèges qu’Asha s’efforce de prendre en compte) que cela semblait décalé de lire Asha parler de « botophobie » (p.257 « dans certains discours botophobes »).

En fait, toutes les réflexions auxquelles on est habitué au sujet des IA/bots sont bien là, mais en deuxième instance. Dans l’une des six interludes qui entrecoupent l’histoire d’Asha et celle de Roz, on rencontre Gamze (qui se présente elle même comme « turque, gouine et précaire », p.411) : une militante au sein d’un groupe « Queers pour le Respect des Personnes Vivantes » qui milite notamment pour que les bots soient inclus dans leurs luttes.

Mais ici encore : il n’est pas question de débattre sur si oui où non les bot / IA sont vivants / sentients / intelligents. Cela est acquis.

Il est question de leur place dans le monde : maintenant qu’iels existent, comment cohabiter ?

– Bon, pour être claire : vous avez perdu votre job. Vous avez été remplacé*e par un ou une bot. Personne ici ne nie que ça arrive. Seulement nous, on veut éviter de renvoyer dos à dos les gentes. Donc on ne pense pas que la solution soit de détester les bots. Le coupable dans l’histoire, c’est le capitalisme. Et est-ce que les bots en sont le produit ? Ouais. Mais j’ai une nouvelle pour vous : vous aussi.
[p.414, interlude 5 : I love Gamze]

Et quand la question (classique) de l’empathie se pose, ce n’est pas « les bots sont-iels capables d’empathie ? » (encore une fois : il est acté que oui), mais : et notre empathie à nous, d’humain, elle se porte comment ?

– Pourquoi vous avez peur d’un activisme où les bots aient leur place ? Pourquoi on est à un tel point de non-empathie que la première chose qu’on suppose chez les vivants, c’est l’hostilité ? D’où ils viennent, ces imaginaires, putain ?
[p.415, Interlude 5 : I love Gamze]

Constatez ensuite que le système est absurde.

Ce qu’il y a d’intéressant, puisque les bots sont pensés comme intégrés à l’humanité (au sens où ils sont des membres de la société humaine au même titre que les humains eux-mêmes), c’est que cela pose de fait la question de ce que nous désirons/projetons pour l’avenir.

Les bots en effet sont juste assez « humains » pour entrer dans la société telle que les humains l’ont fondée, et en même temps assez « non-humains » pour tenter de s’en extraire : en ce qui concerne les bots, il n’y a pas de « oui mais c’est dans la nature humaine, la société est forcée de ressembler à cela » qui vaille. Leur nature est différente par définition.

C’est d’ailleurs là toute la réflexion philosophique d’Asha que l’on nous présente dès notre première rencontre avec le personnage (alors qu’elle est interviewée pour un média).

– Le moment historique que nous vivons est crucial pour les humains, qui doivent penser la continuité de leur espèce et ses conditions. […] Et les bots doivent affirmer la singularité de leurs vécus – au pluriel – et ne pas décréter que leur vie est la même que celle des humains et que cela les autorise à penser la vie humaine.
– Mais on dirait que vous défendez les bots contre un ennemi qui n’existe pas. Le vécu humain est à présent minoritaire.
– Vécu minoritaire sur le plan numérique, mais pas dans les discours. La subjectivité humaine est encore notre référent, pour le meilleur et pour le pire. Les bots sont encore très en retard sur les outils de pensée.
[p.21, Asha parle]

C’est la même question qui se pose du côté de Roz : lui qui a quitté la Terre dans une mission sans retour, et qui vogue à présent à plus de trois millions de kilomètres de sa planète natale. Il est beaucoup question des précédentes excursions qui ont très mal finies, avec les membres qui ne se supportaient plus les uns les autres, qui révélaient en huis clos le pire d’eux-même. Alors à bord de l’ari-me, des mesures ont été prises
pour ne pas reproduire les mêmes erreurs : présence d’une psy à bord, gestion relativement horizontale où toutes les décisions sont votées par l’équipage (même si le central terrestre à un droit de veto), existence
de rotations où chaque membre d’équipage gère à son tour une part des corvées (l’histoire commence alors que Roz doit prendre la rotation « cuisine »).

Ros, lui, avait quitté la Terre. il en avait quitté la vue, puis l’influence, et peut-être même en quitterait-il l’idée, avec ces cinq ans sans tie-in.
[p.531]

Cela nous place dans un récit qui est frontalement politique dès son introduction : en même temps que l’on nous présente la situation sur Terre (où les humains sont de moins en moins nombreux, et où les bots prennent de plus en plus de place), on nous présente les courants de pensées que cela crée au sein de la population : des groupes humains post-anthropocénistes qui revendiquent l’extinction de l’espèce humaine, des bots qui se partagent entre un humanisme-bot qui aime les humains et un indépendantisme qui tient les humains responsable de leur propres actes, avec toutes les positions intermédiaires possibles (dont celle que soutient Asha).

– La question n’est pas d’aimer ou non les humains. D’ailleurs, si ceux qui aiment les humains les connaissaient un peu mieux, ils sauraient qu’on peut faire tout un tas de saloperies au nom de l’amour. Les humains n’ont pas besoin qu’on les aime. […] Les humanistes bots aiment les humains, vous avez raison de le dire, et c’est cela qui pose problème. Ils prolongent des formes d’idolâtrie du créateur… Aujourd’hui mué en pitié. […] Je respecte les humains pour d’autres raisons. Pour moi, ce sont des êtres vivants, des interlocuteurs et des interlocutrices.
[p.19, Asha parle]

La Terre où vit Asha n’est pas un endroit où il fait bon vivre. C’est une dystopie où le capitalisme a été poussé à sa quintessence. Il y a dans la description de l’univers quelque chose qui me rappelle « demain la santé (recueil de nouvelles paru à la volte et coordonné par Stuart Calvo). Notamment :  « pâles mâles » de Catherine Dufour pour le côté « microjob » de quelques secondes qui rivalisent d’absurdité (dans la nouvelle, on voit un contrat de travail « sex-job-mais-pas-complètement » consistant à « jouer le mobilier urbain dans une boite à cul. Table basse ? Quatre heures à quatre pattes […] des verres sur le dos » (p.25 du recueil))

– C’est quoi ça ? Un agent de sécu pour une poubelle ?
– Ah ça, c’est un nouveau truc. Enfin nouveau… Tu sais comme il y a des microjob qui consistent à vider les poubelle ? Eh ben, c’est devenu hyper prisé. Comme c’est un capteur qui détecte si la poubelle est pleine, tu penses bien que des petits malins se sont amusés à les remplir pour les vider aussitôt. Donc, y a l’usage frauduleux de la poubelle, si on veut, et puis comme c’est une tâche rapide et potentiellement près de  chez soi, eh ben, il a commencé à y en avoir du monde pour vider les poubelle. Et du coup les gens se sont battus, et maintenant, il y a un job qui consiste à être vigile à côté d’une poubelle.
– Magique.
[p.191]

ou « Coêve 2051 » de Norbert Merjagnan, pour le côté : il faut noter tout et tout le monde pour avoir soi-même une bonne note qui permet d’accéder à certains privilèges.

Le type en face acquiesce avec emphase […].
– Non mais au bout d’un moment, ça s’ajoute. Faut juste continuer à noter partout où tu vas quoi.
La suite de la conversation disparait en même temps que  le duo, dans un arrêt assez miteux qui contraste avec leurs vestes aérodynamiques.
Zahir se tourne vers Asha, comme réjoui :
– Eh ben, ils sont beaux ces deux-là, nan ?
– J’hallucine. Je… sais pas quoi dire en fait. J’oublie qu’il y a des gens comme ça.
– Tu veux dire quoi Asha ? Je comprends pas ? Tu meurs pas d’envie, toi, de noter tout ce qui bouge ?
[p.143, discussion dans le métro]

On nous présente un monde où il faut accepter des boulots absurdes et de se faire reloger en permanance pour ne pas être pénalisé et se retrouver dans une situation encore plus précaire.

Ces Laws of Bodily Occupancy (Loi d’Occupation Corporelle) associaient à la base une personne, sa note, et sa légitimité à occuper un espace. Elles établissaient par un système  de calcul, parfois appelé « nuage de points » la relation entre un score de gestion de l’espace et l’espace attribué à une personne.Vous consommiez trop d’électricité pour des activités non identifiées ? Peut-être ne méritiez vous pas ce mètre carré supplémentaire acquis lors d’un bid précédent. Et Lootoo vous proposait alors un appartement « plus en accord » avec vos modes de consommation.
[p.198]

Tout ceci crée chez les personnages un malaise persistant, bien qu’eux-même ne l’identifient pas forcément.

Par exemple, dans sa réflexion sur le corps bot, Asha se questionne depuis le début du livre sur la maladie, qu’il faudrait « inventer » pour les bots :

Nous réinventons la maladie, pense Asha. Ca aussi, c’est notre corporéité. Elle se fait une note mentale, le temps d’un clignement d’oeil pour dissimuler le mode veille : penser à écrire sur la santé. Ecrire que le corps bot doit connaitre la maladie. Inventer la maladie ? Recréer un corps souffrant. Ce n’est pas exactement ce qu’elle veut dire, mais elle sait qu’en relisant plus tard, elle a une petite chance de retrouver le train de sa pensée.
[p.33]

A première lecture, j’ai trouvé ce passage dérangeant : pourquoi vouloir à tout prix souffrir ? Pourquoi donner du crédit à l’idée que la vie a plus de sens si elle compte sa part de douleur ?

Mais en fait, ce n’est pas là la question.

Ce que veut Asha (je crois ?) ce n’est pas « souffrir », c’est « reconnaitre et nommer la souffrance qui est bel et bien là ». C’est ce que l’on comprends vers la fin du livre alors qu’elle consulte une médecienne humaine qui, depuis dix ans, traite uniquement des bots :

– Oui, on dit tellement que les bots ne souffrent as… C’est comme si le vocabulaire vous était interdit. Je me trompe ?
Quelques phrases, incisives, pour organiser son magma de pensées. Oui, c’est exactement ça. Ce n’est pas qu’elle ne sait pas en parler : c’est plutôt qu’elle se s’y est jamais autorisée. Cette réalisation simple et évidente apporte son propre lot de souffrance : elle se débat avec Corps Bot depuis si longtemps, et pourtant elle n’a jamais rencontré cette exactitude – qui, ironie suprême, vient de lui être délivrée par une humaine dont l’humanité la déroute.
[p.483]

De la même manière, il y a tout un arc avec un ami de Asha, Tondo, qui demande à se faire démanteler (ce qui correspond à un suicide assisté, version bot). On ne connait jamais les raisons de Tondo, mais tous les personnages de l’histoire mettent un point d’honneur à ne pas le questionner, parce que « c’est son choix ».

– Je vais être honnête, Tondo, c’est un choc. Déjà parce que te perdre me fait complètement flipper. Aussi parce que j’ai rien vu venir. merde, quel genre de pote je suis si j’ai même pas capté que t’en avais marre, que t’étais au bout.
Deux larmes se crashent sur sa joue. il lui attrape les mains, plaque son regard dans le sien. […]– Je sais pas quelle putain de ligne de code a fait venir ça a l’intérieur de moi, je te le jure. Mais je te promets que c’est ce que je veux faire.
– Et tu sais que je te soudraiendrai toujours. […] Je t’aiderai.
[p.266]

Il y a quelque chose de glaçant (ou en tout cas que moi je trouve glaçant) dans ce monde qui est un peu trop enclin à laisser les gens mourir.

Ce n’est pas que je sois « dans l’absolu » contre l’idée de la mort assistée, mais disons que mon avis rejoint celui qu’Alistair-hparadoxae exposait dans un de ses thread sur l’euthanasie :

Je ne suis pas contre l’euthanasie. Ni d’un point de vue moral (« la vie est sacrée pas touche ») ni d’un point de vue éthique (« il n’existe pas de situation où l’euthanasie soit une bonne solution »).
En revanche, il me semble que pour que l’euthanasie soit une pratique éthique il faut à minima que la personne qui en meurt soit consentante, sinon ça s’appelle plutôt un assassinat.
Or le consentement, ça ne s’extorque pas par négociation et menace, sinon, ce n’est pas du consentement. Pour qu’une euthanasie soit consentie, il faut donc qu’elle puisse être librement choisie, et pour qu’il y ait un choix, il faut qu’il y ait d’autres options.
[extrait d’un fil tweeter d’Alistair que je vous recommande de lire en entier, ainsi que son complément qui parle plus spécifiquement de la fin de vie associée à la vieillesse, et du fait que « pour beaucoup de gens « Si je deviens malade/handicap/fou je veux mourir. » ça désigne toujours le stade d’après »]

Dans le contexte du roman, il n’y a aucune des conditions qui font que l’option « vivre » est agréable (comme développée précédemment), et par ailleurs, on sait depuis les premiers chapitres que la notion même de consentement est complètement dévoyée dans le monde où évoluent les personnages.

– Acceptez-vous de vous asseoir ici pour engager le processus ?
– OUI.
– Puis-je vous toucher pour insérer la prise MM ?
– OUI.
Asha a horreur de ça, mais elle se concentre sur un fait : dire oui va plus vite.
[…]– Respirez doucement, je vais inciser. Confirmez-vous votre agrément ?
– OUI.
Elle se retient de dire « bordel ». Combien de procès, d’actions légales, de conflits ont rendu cette slave d’agréments nécessaires ?
[p.36, lors d’une visite médicale]

En fait, c’est peut-être ma seule frustration du roman : que les personnages, même quand ils décident de vivre, ne se rendent jamais vraiment compte de cette violence spécifique : « vivre dans un monde où toute notre vie peut être questionnée, mais pas notre mort », « vivre dans un monde qui pousse au suicide » (si c’est dit, ça l’est de manière implicite, comme il est de toute façon assez évident qu’on nage en pleine dystopie. Mais ça ne me suffit pas tout à fait).

Car le démantèlement fonctionne bien comme un suicide : il est contagieux. Et quand Asha envisage à son tour le démantèlement, Roz a qui elle en parle s’efforce lui aussi de ne pas le questionner.

je voudrais te dire de ne pas faire de dismantle mais je veille aussi bcp à ne jamais dire aux gens quoi faire
[p.576, extrait d’une lettre de Roz à Asha]

Quant à Roz… que dire ? Il est parti dans une mission sans retour à travers l’espace, et lui-même a conscience de l’avoir fait pour échapper à sa propre vie. On le voit ne pas arriver à parler de son ex, ne jamais communiquer avec ses proches restés sur Terre même lorsqu’il en aurait la possibilité.

L’après-midi, la signature des derniers documents des pages et des pages à faire défiler sur pad, expliquant qu’on renonçait à peu près à tout et surtout au droit d’engager des poursuites. Personne n’était dupe dans l’équipe, et c’est ce qui avait plu à Roz. Ils n’étaient pas des élus. Les missions n’étaient pas assez nouvelles pour attirer des stars, et plus assez suicide pour attirer des héros. […] Passé les troisième décollage, ça avait commencé à sentir la routine. […] Roz avait tout signé. Il en avait fini avec la Terre. Les humains ne l’ayant jamais vraiment spécifiquement enthousiasmé, passer le reste de sa vie avec quatre milliard d’individus ou seize personnes lui semblait relever du non choix.
[p.45, Roz se souvient du jour où il s’est engagé]

La tristesse de Roz pourrait bien se résumer par cette question qu’il pose à Asha :

est-ce que l’amour c’est encore possible dans un mission suicide qui va droit dans le mur à la vitesse de la lumière ?
[p.576, lettre de Roz à Asha]

Et puis considérez la vie. Quand même.

Nous avons donc deux personnages tristes chacun à un bout de l’espace, qui ne pourront jamais se rencontrer, mais qui cependant vont être mis en relation.

Asha et Roz ont l’air d’autant plus petit·es que le monde est vaste. Dans les interludes, on nous présente la vie de personnalités ayant marqué l’histoire bot : Andrew Steiner qui a créé avec son équipe le code nommé Grammatical (un code qui n’en est pas vraiment un, puisqu’il est conçu pour s’auto-encoder lui-même), Erwin Preiss qui est devenu milliardaire en révolutionnant les poupées-sextoy (avec une vraie peau), Hortense Mund qui a écrit des essais remarqués sur ce qu’est l’intelligence (y compris donc, celles des bots) et la zone de floue qu’elle implique, etc

Mund posait que la pensée humaine, et par extension toute conscience artificielle qui aurait conscience d’elle-même, se réalisait au creux d’une triade entre émotions, raison et création. L’esprit n’était pas la somme de ces trois traits ; il n’en était pas l’association ; il arrivait au centre, quelque part dans l’espace découpé par le tressage de ces trois capacités. […] Ce que nous n’arrivions pas à faire, disait-elle, c’était d’accepter que chacune de ces trois dispositions soit inachevée. [Elle disait] : « Peut-être que ce verbe allemand, überlassen, traduit plus fidèlement l’état de laisser-faire et d’indétermination auquel nous devons abandonner le code ». Il s’agissait dès lors d’éprouver la frontière de la conception. Déterminer, agencer, mais s’arrêter au moment où l’intelligence aurait davantage besoin de latitude que de programmation. Programmer en poète.
[p.240, interlude 3 : Géométrie de l’intelligence. Je mets ici cet extrait de façon purement gratuite parce que je l’aime bien]

Et puis, à partir du milieu du livre, l’intrigue semble gagner en ampleur : parce que l’on voit se dessiner pourquoi et comment Asha et Roz vont entrer en relation.

  • Sur le vaisseau de Roz, il y a un accident qui met l’intelligence de bord hors ligne. Lorsque Roz et sa  coéquipière Mim tentent de le remettre en route, c’est une autre IA qui prend le relais : Aardtman plutôt que Alex.
  • Sur Terre, Asha a été mise en contact avec l’agence spatiale (par l’intermédiaire d’une de ses amies, Clelia), et ses travaux sur la psyché bot font d’elle la consultante idéale pour aider à gérer la situation.

– En substance, on a un cas d’intelligence artificielle qui a des comportements imprévus. Une intelligence non incarnée.
– Et pourquoi vous ne la mettez pas hors-ligne avec réparation des process ?
– Parce que cette intelligence est à plus de trois millions de kilomètres dans l’espace, et qu’elle assure la survie de 16 personnes. A jeudi, Asha. On a besoin de vous.
[p.390]

Ensuite : l’histoire d’une rencontre.

Juste une rencontre.

Pour être honnête, en refermant le livre la première fois, j’ai pensé qu’il manquait quelque chose. Je ne savais pas dire exactement quoi.

J’y ai beaucoup réfléchis et j’ai fini par formuler ma pensée en ces termes : « j’aurais voulu qu’on nous montre vraiment en quoi Aardtman est différent… et que cela n’importe pas ». Plus précisément, j’aurais voulu qu’Aardtman soit libéré de ce qui enferme les autres bots (les infos préenregistrées, la construction qui les poussent à demander l’incarnat, etc), et en même temps je n’aurais pas voulu que cela face glisser le récit vers quelque chose d’épique (ou de limite essentialiste de type « il fallait l’arrivée d’une personne fondamentalement différente pour faire bouger les choses »).

J’ai regardé mon pad et j’ai constaté qu’il y avait déjà plein de choses que je savais faire et ça m’était pénible, désagréable. J’aurais voulu qu’on me laisse décider, si oui ou non je voulais apprendre.
[p.432, Asha se souvient de son premier jour d’incarnat]

Mais en fait « Aardtman est différent mais cela n’importe pas » : c’est exactement cela que le roman nous donne.

Roz passe son temps à être surpris des réactions d’Aardtman (allias Artie) qui ne se comporte pas comme il l’attendait (Alex n’aurait pas fait ça). Il est donc vraiment différent… seulement : il n’est pas différents des autres bots « en général », il est différent d’Alex. Et sa différence ne sert pas un grand but (de type « ouvrir une nouvelle voie »), simplement à pallier le bug d’Alex qui était, comme on l’apprend dans l’un des interludes, attendu par le programmeur.

– Six mois alors ?
– Il parait.
Elle rit. Il profite du désordre ambiant et de la disparition de Teube pour lui poser la question qui le chatouille depuis plusieurs semaines à présent.
– Ce sera possible si on centr tout sur une séquence unique ?
– Risqué.
– Oui, je l’ai pointé en réunion.
– Et ?
– Cela n’a pas été retenu.
[p.330, Interlude 4 : Les gestionnaires]

Lundi il prendra un bloc mémoire. Sur ce bloc mémoire, il copiera l’intégralité du gestionnaire. […] En dupliquant le gestionnaire, Marcus pourra l’emmener où il veut. Il fabriquera un espace second.
[p.334, Interlude 4 : Les gestionnaires]

La séquence Aardtman, ce n’est pas une révolution. C’est une personne. Elle fait lien, elle dialogue.

Ce que je n’avais pas tout de suite remarqué, c’est qu’alors que se produit un mouvement d’agrandissement (par la rencontre entre Asha et Roz), il y a un mouvement de inverse, de rétrécissement : dans les interludes, on cesse de suivre les personnes ayant marqué l’histoire de tous les bots pour suivre des personnes ayant marqué l’histoire particulière de la construction de l’ari-me, le vaisseau de Roz : Marcus Aardtman qui a codé Alex et sa séquence de secours (Aardtman), Arnaldo Justo Cruzeiro qui a conçu l’architecture du vaisseau.

On se recentre sur les personnages.

L’important, ce n’est pas de savoir qui ce qui a causé l’accident, ou ce que va causer l’apparition inattendue d’une nouvelle IA dont personne ne soupçonnait l’existence cachée.

L’important, c’est de savoir si nos personnages vont aller mieux. Psychologiquement parlant.

Est-ce que c’est un spoiler de dire s’iels vont mieux ? Deux extraits u.u

En cet instant, il ne changerait rien. Si on faisait de lui un dieu, il choisirait de rester là, avec elle, à constater que l’espace est immense et ne leur appartiendra jamais.
[p.516, Roz vient d’avoir une conversation « hors les murs » avec la psy du bord]

Elle a choisit la vie même si elle ne sait pas à quoi ça rime. Avec pour horizon, un alignement dans cinq années qui seront vingt, si les étoiles le veulent bien.
[p.581, Asha s’apprête à jeter son dossier de démantèlement à la poubelle]

Alors est-ce qu’il manque quelque chose ?

Si oui, c’est exactement ce qu’il me manque à moi quand j’ouvre un document word : davantage de livres déjà écrits dont s’inspirer.

Je veux dire : ça m’a d’abord frappé dans les détails, mais j’ai un roman dans mes tiroirs où il est question de fictions où « chacun voit son histoire, calibrée pour ses goûts avec des variantes fines et infinies » (p.79), fictions que tout le monde adore SAUF le(s) héro(s) qui déteste en s’efforçant de ne pas avoir l’air trop snob en le disant (« peut-être que ce truc EST génial, peut-être que je suis celle qui n’y comprend rien », p.537) (dans le roman de Saul Pandelakis, c’est un détail, dans le mien : c’est le job de mon héro de produire les logiciels qui permettent de faire exister de tels médias. Bref, du coup ça m’a fait rire). Et puis au final : c’est surtout la démarche que je reconnais.

Il y a l’envie de montrer un univers large et de ce centrer sur les personnages, de produire cet effet notamment au moyen d’inserts/interludes dans le récits qui donnent à voir d’autres points de vue. Il y a le fait de s’autoriser à écrire des chapitres entiers où les personnages ne font que s’assoir pour philosopher ou parler politique. Il y a la volonté de s’extraire d’une narration épique où les personnages sont amenés à sauver/changer le monde. L’héroïsme, ce n’est pas toujours accessible, et parfois, juste survivre, trouver son bonheur dans les creux d’un monde qui demeure hostile : c’est bien. C’est ce dont on a besoin.

– Parce que, heureux, tu l’es ?
[…]
– Je ne vois pas trop quelles raisons j’aurais de me réjouir. On est à l’arrêt, je me suis engueulé avec Mimz, tout le monde déprime.
– Je ne te demande pas des causes de joie, Roz. Je te demande si tu es heureux. Ou si, par moments, tu peux l’être.
[p.515, Une discussion entre Roz et la psy du vaisseau]

Je n’ai ni IA ni vaisseau dans mon histoire, c’est clairement pas le même roman. Mais c’est le même élan. (celui d’aller au delà de la représentation, de ne pas se contenter ni d’avoir des personnages LGBT+ ni d’écrire sur le fait d’être queer, mais de chercher le queer jusque dans la structure. Et oui : faut toujours que j’écrive un article sur les structures narratives).

C’est exactement parce que j’ai eu cette impression « qu’il manque un truc » que j’avais besoin de ce roman.

Need more of this <3

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