J’ai lu ce livre il y a plusieurs mois, au moment de sa sortie. L’histoire, pour vous la résumer, et celle d’un personnage (Wen) qui vit dans un monde qui s’est effondré et dont les réflexions (consignées sur un blog) vont servir de base à la création d’une IA nommée Sun et de la société utopique (l’Adelphie) qu’elle administre. Wen est aussi, et c’est cela qui rend le monde qu’elle développe particulier, neuroatypique.
Wen est un personnage qui m’est très personnel. D’ailleurs Résolution est écrit à la première personne. Il y a beaucoup de moi dans le personnage de Wen. Derrière « Dispositions particulières », le diagnostique de Wen n’est pas mentionné dans le roman. À l’évidence, Wen est haut potentiel mais elle possède également des traits autistiques. Grâce à Sun qu’elle a programmé pour pallier ses difficultés de communication, Wen est en mesure de guider et de piloter l’Adelphie.
[interview de Li-Cam sur le site fantastinet]
La lecture m’a marquée au point que j’y pense encore aujourd’hui : pas aux détails spécifiques de l’histoire, mais à l’impression qu’elle m’a laissée, que je retrouve en relisant les passages que j’avais soulignés.
J’aime et je déteste.
Ou bien l’inverse.
#LaVoltePassionPublierDesLivresQuiBoulversentBeaucoupTropMaVie u.u
Au moment de ma lecture, je n’avais pas voulu commenter sur mon blog. Cette critique à laquelle je m’attèle aujourd’hui, je l’avais déjà en tête, mais il me manquait des clefs. D’abord parce que je n’avais pas encore conscience de mon propre autisme (et que par conséquent je ne me sentais pas légitime à critiquer d’un point de vue que j’estimais alliste). Ensuite, et surtout, parce que je voyais bien à quel point Wen me ressemble. Alors critiquer ce livre, c’est aussi me critiquer moi.
L’exercice n’est pas si facile.
Petit a parte sur toutes les choses qui font que je me reconnais en Wen, car j’estime important de les mentionner avant de dire ce avec quoi je ne suis pas d’accord.
Il y a l’impression de n’avoir jamais vraiment vécu, d’avoir seulement tenté d’agir conformément à un code absurde.
J’avais enfin souscrit à la mascarade. En agissant ainsi, j’avais l’impression de me faire du mal, mais de ne pas mal faire. Personne ne s’est demandé si seulement c’était vrai, si ce n’était pas une de mes nombreuses parades, une autre de mes stratégies de camouflage. J’étais froide en surface. Et les apparences parlent d’elles-mêmes. Personne ne creuse plus profond, pas même les psychiatres. Je n’ai jamais dis à personne la douleur d’avoir à faire semblant, la fatigue de ne jamais pouvoir être soi en présence d’une autre personne, la chute vertigineuse…
[p.79]
Il y a le décalage, le premier, celui de ne pas être faite pour ce monde, d’entendre les gens autour dire que je manque d’empathie…
Je n’étais pas faite pour le monde, qu’ils disaient. Je manquais d’empathie, qu’ils pensaient.
[p.86]
…ou qui jugent que je n’ai peur de rien parce que mon stress n’a pas les mêmes causes que chez la plupart des gens.
Je crains beaucoup de choses, mais étrangement tout ce qui fait peur à mes semblables ne m’atteint presque pas. Pour avoir peur de mourir, il faudrait que j’ai vécu. Pour craindre de perdre le contrôle, il faudrait que j’aie réussi à m’en imposer un. Pour être effrayée à l’idée de me confronter à mes peurs les plus intimes, il faudrait que j’aie pu m’en protéger. Pour redouter la noirceur de mon âme, il faudrait que j’ignore tout des ténèbres de l’habitent.
[p.73]
Il y a le décalage, un autre : le sentiment d’être déconnectée de l’expérience de la féminité, matériellement parlant (c’est exactement ce dont parlait mon dernier post instagram)
Tout comme elle, je suis une femme, mais personne n’a jamais levé la main sur moi. C’est grâce à Vanessa que j’ai compris que, contre toute attente, les murs de ma prison avaient toujours été plaqués or. Que mes dispositions particulières, en élevant des murs infranchissables autour de mon âme, m’avaient protégée.
[p.78]
Le décalage, encore un : ma façon de ne pas chercher ce que l’on entend communément par « amour » (romantique, donc), et en même temps, d’aimer les gens infiniment.
Je n’ai pas aimé. Ou alors, je n’ai fait qu’aimer. D’un amour fou, inconditionnel. Désintéressé. […] Bien que je ne sois pas faite pour elle, j’aime l’humanité de toute mon âme. Et malgré toutes ses imperfections, la savoir condamnée me désepère.
[p.33]
Je me rappelle de ce passage, qui avait résonné particulièrement :
Le nombre de fois où j’ai souhaité ne pas avoir à fournir tous ces efforts pour comprendre mes semblables [..] le nombre de fois, des milliers, plutôt des millions, où j’ai rêvé […] de pouvoir me contenter de sourire, de réussir à dire à travers une simple expression faciale tout ce que les mots ne peuvent exprimer […] le nombre de fois où j’ai regretté de n’être que ce que je suis, et pas tout ce que j’aurais pu être, le nombre de fois où j’ai préféré fuir dans un monde imaginaire ou, pire, le nombre de fois où l’analyse a pris le pas sur mon humanité faute de savoir partager les émotions. […] Le nombre de fois où j’ai vu quelqu’un reculer en ma présence, faute de trouver une accroche, une chaleur une flamme de peur de m’avoir importunée, de peur aussi d’avoir à en payer le prix.
[p.88]
Et je me rappelle m’être dit que malgré tout cela ne devait rien vouloir dire, parce que la suite immédiate ne collait plus :
A l’inverse, le nombre de fois […] où j’ai tout organisé pour qu’on me sous-estime de peur de perdre ma liberté, de peur d’avoir à abandonner ma délicieuse solitude, de peur d’avoir à vivre…
[p.88]
Pour moi, la solitude n’est pas délicieuse : elle est subie (j’en parlais là). Alors je me disais « même si j’ai tout pareil, je n’ai pas la même conclusion, moi j’ai besoin des gens, de leur compagnie, alors je ne dois pas être autiste. Neuroatypique peut-être, mais d’une autre façon, non identifiée. Je me suis dis que par conséquent, la critique que je pourrais faire du livre ne serait pas pertinente.
Mais je suis autiste, et peut-être que cette première divergence est significative : partir des même prémisses et arriver à deux conclusions différentes.
Résolution et le rejet les étiquettes de genre
Mon différent, il commence peut-être là :
– Tu ne fais pas la différence entre un homme et une femme, n’est-ce pas ?
– Non.
– Ca doit être bizarre de…ne pas tenir compte du sexe.
– Il y a tellement de choses que je ne vois pas.
– Je comprends la différence biologique, mais la nécessité d’organsiner ma vie autour de cette différence m’échappe. Je ne me suis jamais sentie femme, ni homme. Tout ça m’est complétement égal.
[p.51]
Ce qu’il y a c’est que je comprends tellement d’où cela vient. Moi non plus, je ne me sens ni homme ni femme. Moi non plus, je n’ai pas envie d’organiser ma vie autour ni de l’une ni de l’autre de ces identités. Mais cela ne veut pas dire que je ne fais pas la différence entre les deux. Je la fais parce que les gens autour de moi la font, et que dire « pour moi cela ne compte pas », c’est les nier, et c’est violent. Je ne veux pas que mon autisme serve d’excuse pour faire du mal aux gens.
Ce que je conclus, même si je ne l’écris pas si souvent (je n’aime pas avoir à décliner mon genre) c’est que je suis non-binaire (et aussi que cette non-binarité est liée à ma neuroatypie, je suis de plus en plus sensible au concept de neurogenre).
Je dis aussi, puisque c’est la vérité, que le genre est une construction sociale.
Mais je ne dis pas que le genre n’existe pas à mes yeux. Car tout construit qu’il est, il a une réalité, et des conséquences, il est important pour la plupart des personnes que je suis amenée à croiser dans ma vie, et je refuse de nier leurs vécus sous prétexte que le mien est plus logique.
Wen en revanche poursuit en disant :
– J’ai toujours eu l’impression que les gens jouaient un rôle, un personnage qu’ils s’étaient inventé. Un jour, j’ai même pensé qu’ils collectionnaient les étiquettes à se coller sur le front, des trucs comme la nationalité, le sexe, la profession des parents, leur couleur préférée, le nombre de dollars sur leur compte en banque […].. J’ai essayé de faire comme eux mais toutes ces étiquettes me démangeaient, elles m’empêchaient de voir et de comprendre. Elles m’empêchaient d’être.
[p.52]
Je ne suis pas d’accord sur cette façon de voir les étiquettes, même si je sais d’où vient l’idée : car oui, je n’ai jamais compris pourquoi les poils étaient sales sur les filles et naturels chez les garçons. Le découpage n’a aucun sens. Ou plutôt : il n’a pas le sens inné qu’on lui prête. Il est le résultat de toute une histoire de domination qu’il ne s’agit pas de nier en voulant le dénoncer.
– Tu veux connaitre mon secret, Michey ? Je veille à ne jamais rien mettre dans une boite, c’est ce qui me permet de relier des millions d’informations entre elles. Tout change. Tout évolue à chaque instant. C’est beau, non ?
– Si le sorcier te voyait faire, il ne serait pas content. Tu dois tout étiqueter, il faut ranger !
– Je resterai moi-même, je ne me laisserai jamais enfermer dans des vérités toutes faites.
[p.66]
Bien sûr c’est beau. Bien sûr je ne prends jamais rien pour acquis, je suspens mon jugement, j’ai des hypothèses multiples entre lesquelles je ne choisi pas tant que je n’ai pas de confirmation/preuve, et quand j’en ai, je ne généralise toujours pas, je n’y arrive pas… et j’en viens à relier ensemble des informations quand bien même elles semblent n’avoir rien en commun pour la plupart des gens (parce qu’elles se ressemblent mais ne sont pas étiquetées pareil).
Mais j’ai besoin des étiquettes.
J’ai besoin des mots.
Les étiquettes ne sont pas des cases : elles sont des directions dans lesquelles regarder. J’ai besoin du mot « non binaire » car je sais que sans lui, les gens vont penser « femme » et ils ne vont pas me voir. Je veux être vue, vue pour ce que je suis vraiment. Parce que je ne veux plus de « la douleur d’avoir à faire semblant, [de] la fatigue de ne jamais pouvoir être soi en présence d’une autre personne, [de] la chute vertigineuse » [p.79].
A ce stade, je ne peux que citer le billet de Mélanie Fazi : « nous qui n’existons pas » (dont je vous recommande la lecture si vous ne l’avez déjà lu)
Il y a des remarques qu’on voit régulièrement fleurir sur le Net, autour d’articles consacrés à la question du genre – certains aspects encore mal connus du grand public et autour desquels la parole commence à se répandre (le vaste spectre de l’asexualité, par exemple). Il y aura souvent quelqu’un pour commenter : « Ça devient grotesque, cette manie d’inventer des étiquettes. » Ou bien : « Pourquoi ces gens veulent-ils absolument rentrer dans des cases ? » Je me fais chaque fois la réflexion que ceux qui tiennent ce genre de discours ont la chance de ne pas avoir eu à se poser la question.
[…]
Si j’appréhende d’avoir « cette conversation là », c’est simplement qu’en l’absence d’étiquette, je n’ai pas de description simple de ce décalage, et que c’est épuisant d’avoir constamment à l’expliquer.
[…]
[L’intérêt de l’étiquette] ce n’est pas de s’enfermer dans une boite, ce n’est pas de chercher à tout prix la normalité, ce n’est pas de couper inutilement les cheveux en quatre. C’est savoir qu’il y en a d’autres comme nous. Savoir que ce n’est pas un problème, et qu’on n’a pas à s’en vouloir de ne pas réussir à le résoudre; c’est une identité connue. Vivre sans étiquette, c’est n’avoir aucune existence aux yeux du monde, parce que les autres ne savent pas. C’est rencontrer l’incrédulité et devoir passer dix minutes pour répondre à une question aussi bête que celle de votre orientation sexuelle.
[Vivre sans étiquette – Mélanie Fazi (billet réédité dans le livre-témoignage « nous qui n’existons pas » p.103 à 111)]
Résolution et le rejet les étiquettes de race
J’ajoute qu’au-delà des étiquettes de genre, qu’il m’appartiendrait (sur l’échelle personnelle) de ne pas prendre en considération, il y a tout un tas d’autres étiquettes que l’on ne m’assigne pas (notamment, puisque je suis blanche, celles liées à la race). Or l’utopie décrite dans résolution rejette ces étiquettes là avec la même ferveur, et cela me dérange d’autant plus.
En effet, ni Sun (l’IA) ni Wen (sa créatrice) ne prend pas en compte les critères par lesquelles certaines personnes sont (ou ont été l’essentiel de leur vie) marginalisées et opprimées :
Par contre, j’omets tous les détails qui avaient autrefois de l’importance. Je ne lui ai jamais dit par exemple que Yao et noir, ou que Laura est d’origine espagnole, que Simon mesure deux mètres ou que Vanessa est une ex-actrice porno. Toutes ces données n’ont aucun sens pour Sun. Elle serait bien incapable de se les figurer. Sa vision du monde est très simple, dénuée de tous préjugés inutiles, de biais cognitifs. Noir, blanc, asiatique, hétéro, gay, transgenre, asexuel… Dans le système de Sun, comme dans le mien, un adelphe est un adelphe. Que ce soit une femme noire lesbienne ou un homme blanc hétéro n’a absolument aucune espèce d’importance.
[p.122]
Or ça ne marche pas, pas alors que le futur dépeint est proche et que tous les personnages ont connus notre monde tout plein d’oppressions avant de venir vivre en Adelphie.
Bien sûr (encore), je comprends d’où ça vient. Moi aussi, j’ai du mal à intégrer les stéréotypes. Mais à vrai dire, je ne vois pas vraiment cela comme un avantage. J’ai surtout peur de le reproduire par mégarde, simplement parce que je n’aurais pas su identifier le problème donc pas pu m’assurer de ne pas le reproduire.
Je sais que je peux être raciste sans le vouloir, juste en disant à une personne noire ce que j’aurais dit à une personne blanche sans que cela ne pose le moindre problème.
(Un exemple qui je pense illustre bien ce que je veux dire : J’ai été à l’UTC, une école d’ingénieur où les élèves viennent de filières très diverses (prépa, prépa intégrée, universités… le tout dans différentes spécialités ne se limitant pas aux classiques math, physique, info, biologie, et autres sciences dites « dures ». Il y avait aussi des élèves ayant fait un bac littéraire et ayant rejoint l’UTC par la filière dite « humanité et technologie »). Un jour, nous étions un groupe et chacun parlait de son cursus, ce que je trouvais vraiment passionnant (j’aime l’école u.u). Aussi, puisqu’une des personne présente n’avait encore rien dit, je me suis retourné vers lui et j’ai demandé : « Et toi, tu viens d’où ? », et par là je voulais dire, et cela me paraissait évident vu le contexte de la conversation, « quelles études as-tu faites avant d’arriver ici ? ». Sauf que la personne en question n’était pas blanche, et que dans son expérience « Tu viens d’où ? », cela ne voulait pas dire ça. Il m’a répondu avec un grand sourire « Du Brésil ! ».)
Traiter tout le monde de la même manière ne suffit pas.
L’égalité ne suffit pas quand on s’adresse à des gens qui ont des vécus différents.
Dire « je ne vois pas les couleurs », c’est refuser de voir tout le système raciste et toutes les conséquences que cela a pu avoir sur les personnes qui nous entourent, et c’est raciste en soi.
Un autre exemple (qui n’est pas à mon honneur mais qui je pense a le mérite de bien illustrer le problème) : j’ai lu au collège ou au lycée le livre « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », de Harper Lee : l’histoire est celle d’un homme noir accusé à tort et condamné pour le viol d’une femme blanche. C’est un roman qui parle de racisme, explicitement. Sauf qu’au moment où je l’ai lu, je n’étais absolument pas renseigné sur le racisme et le fait qu’un personnage soit noir ou blanc dans un récit n’avait pour moi pas d’importance. Aussi, je n’ai pas prêté attention au fait que l’accusé était noir… et je suis passé à côté de tout le message du livre.
Parce qu’encore une fois : ne pas voir « les couleurs », c’est ne pas voir le racisme.
Or on a beau le déplorer : ignorer un problème est la meilleure manière de le perpétuer.
(Je voulais mettre ici une source qui développe spécifiquement cette question de la colorblindness mais je ne trouve pas d’article de fond, juste des actualités qui évoquent le problème, donc je vous mets à la place le lien vers une citation de James Baldwin : « Humainement, personnellement, la couleur n’existe pas. Politiquement, elle existe. Mais c’est là une distinction si subtile que l’Ouest n’a pas encore été capable de la faire »).
Résolution et le rejet l’étiquette « handicap » ?
Une dernière forme d’étiquettes, après celles que l’on nous assigne de force et celle que l’on ne nous assigne pas du tout : ce sont les étiquettes que l’on ne nous a pas assignées, et qui nous ont manquées.
A ce niveau, mon expérience diffère de celle de Wen. Pour moi : pouvoir dire « je suis autiste » a été un soulagement après une vie à se sentir bizarre, en décalage, pas comme il faudrait (note que j’ai eu le même genre de révélation en découvrant les identités queer). J’avais enfin l’explication qu’il me manquait, le bon angle pour comprendre ma propre vie.
Mais Wen n’a pas cherché cette étiquette, on lui a collée sur le dos depuis son enfance.
Quand j’étais enfant, les docteurs dont l’unique but était de « me ramener » s’inquiétaient de mon manque d’empathie. Puis, au fil des années et de tests psychotechniques plus ou moins réussis, tout ce petit monde a fini par se faire une raison. Après tout, j’avais largement dépassé les maigres espoirs qu’on avait placés en moi.
[p.79]
Ce que je lis, c’est que cette étiquette « autiste » n’a pas été pour Wen synonyme comme pour moi de libération (enfin laisser tomber la mascarade, ne plus masquer, ne plus chercher à être comme tout le monde/à avoir l’air normal, m’autoriser à être moi). Pour Wen, ce fut une assignation forcée par l’extérieur qui s’accompagnait de sombres prédictions : Wen est autiste, elle est handicapée, et il ne faut donc pas s’attendre à grand chose en ce qui concerne son avenir.
Partant de là, je suppose qu’il est naturel de voir ce terme comme une prison dont on voudrait sortir. On ne peut pas avoir la même perception des étiquettes selon si on les a choisi (ou si on a choisi au moins certaines), ou si elles nous ont été assignées de force et qu’on se contente de les subir.
D’ailleurs, le mot « autisme » n’est jamais écrit de toute la novela. Il est seulement question de « dispositions particulières »
Une seule fois dans cette interview (conférence le genre est-il un code aux utopiales 2019) Li-Cam dit faire elle-même partie du spectre autistique, sinon, elle parle plutôt de neurodiversité au sens large. Ce qu’elle essaie de faire (je crois) c’est réhabiliter nos différences. Dire qu’elles ne sont que ça : des différences. Dire aussi qu’elles présentent aussi des avantages.
Ici, à nouveau, les choses prennent une tournure à laquelle je n’adhère pas : de la même manière qu’étaient rejetées les étiquettes de genre, de race, ou d’identités queer, la notion de handicap est effacée.
La communication est parfois compliquée à cause des conventions et des codes sociaux. La question dans Résolution est celle-ci : est-ce vraiment un handicap d’avoir du mal à décoder ces informations ?
[interview de Li-Cam sur le site fantastinet]
Encore une fois, je vois ce qu’elle veut dire : qu’être différent ne devrait pas être un handicap. Reste que c’en est un, factuellement. C’en est un parce que la société est conçue de telle sorte qu’elle n’est pas adaptée à un fonctionnement neuroatypique.
Les racines du problème ne sont pas propres aux limitations fonctionnelles de la personne, mais aux limitations de la société elle-même dans sa conception et son organisation pour fournir des prestations adéquates et pour que l’ensemble des besoins de cette population soit pris en compte. Un tel postulat ne signifie pas qu’il faille nier le problème du handicap, mais plutôt qu’il faille le placer au cœur de la société.
D’autre part, les défenseurs de ce modèle considèrent que les personnes handicapées ont beaucoup à apporter à la société, ou du moins que leur contribution sera identique à celle du reste de la population. Partant du principe que toute vie humaine doit être traitée avec dignité, ce que les personnes handicapées peuvent apporter est grandement lié au degré d’inclusion dans la société et à l’acceptation de la différence.
[Définition du modèle sociale du handicap tel que donné sur le site de l’espace éthique île-de-France]
Ici bien sûr, il y a un point de subtilité : si c’est une question de société mal-adaptée, il suffit d’en construire une qui le soit : et c’est là que l’utopie entre en jeu.
Résolution et la construction d’une utopie basée sur la disparition des étiquettes
Li-Cam précise bien :
Différents ne veut pas dire supérieurs. Il faut de tout pour faire un monde.
[interview de Li-Cam sur le site fantastinet]
Il y a là un équilibre difficile à trouver.
Et en ce qui me concerne : c’est raté.
Dans la novela, Wen pense :
Si j’étais aveugle aux règles qui régissent la société, c’est parce qu’elles étaient ineptes. Profondément injustes. Terriblement cruelles. Fausses. Mensongères. Destructrices.
[p.14]
Or s’il est vrai que nous vivons dans une société sexiste, raciste, validiste, classiste (et que sais-je encore ? profondément inepte, oui)… ce n’est pas pour cela que j’ai du mal à comprendre les codes sociaux.
Ce lien de cause à effet, ce « parce que » : je le réprouve tout à fait.
Je le réprouve d’autant plus que je vois très bien à quoi mènent les communauté neurodivergentes qui insistent pour ne pas être considérées comme handicapées (et qui donc ne reçoivent aucune aide pour leur difficultés pourtant réelles) et qui pensent qu’elles ont « une intelligence supérieure à la moyenne ». Il suffit pour cela d’observer ce qui se passe dans les communautés HPI (Haut Potentiel Intellectuel) :
On entend aussi que les HPI ont « un fort sens de la justice ».
Bon bah ça : c’est juste faux. A un moment, faut aussi arrêter les conneries en fait. J’ai jamais vu autant de racisme et de sexisme décomplexé que dans les groupes HPI. Au moment où j’ai écrit le script de cette vidéo, je suis allé dans le premier groupe HPI qui me tombait sous la main. J’ai scrollé. Et le troisième post, c’était un truc qui disait que les meufs qui avaient des poils sous les bras étaient, je cite : « des attardées bourgeoises qui font n’importe quoi en se croyant féministes. »
Voila.
Je vous laisse réfléchir sur l’idée que les HPI auraient « un sens maladif de la justice ».
[HPI, zèbres, surdoué·e·s… vrai diag ou charlatanisme ? – Une vidéo de vulgarisation par Hparadoxae]
Je sais aussi que l’autisme sert parfois d’excuse pour le sexisme ou le racisme, ne serait-ce qu’à travers les média où l’on représente souvent des personnages (masculins) autistes qui peuvent se comporter comme des ordures mais « c’est pas de leur faute eux ils comprennent pas ils sont purs » (Voir la vidéo adorkable misoginy de Pop Culture detective qui décortique la série Big Bang Theory. La version textuelle de cette vidéo est disponible en description pour celleux qui préfèrent)
Ce que je crois, c’est qu’être autiste (ou neurodivergent plus largement mais je préfère parler de ce que je connais) ne rend ni plus dur ni plus facile de déconstruire les codes sociaux :
Certes, le fait de ne pas les comprendre peut rendre moins douloureux d’écouter les discours qui les déconstruisent (encore une fois : les théories queer/féministes ont été salvatrices pour moi, parce qu’elles m’autorisaient enfin à laisser tomber des codes qui me dépassaient). On constate d’ailleurs que la proportion de personnes queer parmi les autistes est plus importante que dans le reste de la population.
Et cependant, même si nous ne les comprenons pas, nous ne sommes pas insensibles aux codes. Ils nous influencent. Sans quoi, les intérêts spécifiques des filles autistes ne devraient pas être statistiquement différents de ceux des garçons autistes. Sans quoi, l’autisme devrait se manifester pareil quel que soit le genre, et les personnes assignées filles ne devraient pas être sous-diagnostiquées comme nous le sommes actuellement.
Moi-même, j’ai été libérée par la découverte des théories queer, mais avant cela j’ai passé beaucoup de temps à essayer d’être normale. Parce que c’était le seul moyen auquel je pouvais penser pour être acceptée.
Un monde qui reposerait sur nos biais de pensée autiste, ce n’est pas plus désirable que notre société actuelle qui persiste sur des biais de pensée alliste. C’est juste différent. Car nos idées sont importantes, mais un monde qui reposerait uniquement sur elles (sans dialogue et sans partage, comme c’est ici le cas, puisque Wen est la seule tête pensante de toute l’Adelphie) ne mérite pas à mes yeux d’être appelé utopie.
Nous (personnes autistes/neuroA au sens large) ne sommes pas dispensées de faire un travail actif de déconstruction (et c’est ce travail-là que j’aurais voulu voir retranscrit dans la novela : non pas en quoi nous pourrions être avantagé·es pour la prise de conscience des oppressions, mais ce que notre façon d’appréhender les dynamiques d’oppression peut avoir de spécifique).
Conclusion
Caricaturalement, il y a à mon sens deux phases dans les luttes contre les discriminations : prendre conscience que quelque chose ne va pas, et analyser/prendre en compte les mécanismes à l’origine du dysfonctionnement pour les dénoncer/déconstruire.
Pour moi, si l’Adephie échoue à être une utopie, c’est qu’elle s’arrête à la première étape : elle sait que les discriminations ne devraient pas exister, mais sa seule réaction consiste à dire « donc on va faire comme si elles n’existaient pas ».
Dans le cadre d’une utopie lointaine, déconnectée de notre présent, je serais la première emballée par un monde sans discrimination, un monde où l’on n’aurait pas besoin d’être assigné à un genre, une origine, à un statut quelconque, où l’on pourrait simplement être soi et où aucune de nos particularités ne serait motif d’exclusion. Ce genre de futur positif, c’est exactement la raison pour laquelle je suis fan des romans de Becky Chambers.
Mais ici, cela ne marche pas : chronologiquement, l’utopie décrite se passe dans un avenir beaucoup trop proche. Tous les personnages ont connu notre présent.
Ajoutez à cela que la société utopique décrite est entièrement administrée par une unique IA (Sun) qui a elle-même été codée par une unique personne (Wen), et je n’adhère plus du tout.
Je sais que ce que cherchais Li-Cam (elle le dit cette interview pour la volte) c’est montrer que le contexte dans lequel une technologie est inventée va avoir une répercussion sur son usage et ses conséquences. Aussi, une IA (comme Sun) conçue par une personne bien intentionnée est bénéfique, alors que les média sociaux gérés par les GAFAM ont mené à un effondrement (à partir duquel l’utopie est reconstruite).
Sauf que je ne suis pas d’accord du tout, et ce pour deux raisons :
- Peu importe les intentions, je ne vois pas comment un pouvoir entièrement centralisé autour d’une seule personne/entité peut être bénéfique. Ce que l’on construit de mieux, et particulièrement dans le domaine social, on le construit ensemble.
- Je suis personnellement saoulé par cette diabolisation permanente des média sociaux qui causent la fin du monde. Je sais qu’ils sont pleins de biais qu’il faut critiquer. Mais ils ne servent pas qu’à propager des fake news. Ils sont aussi un lieu de rencontres et de libération de la parole. Pour moi, ils ont été et sont toujours vitaux en termes de ressources, de partages et d’adelphité.
Après, dire si c’est une utopie ou pas… Pour moi l’utopie des uns, c’est la dystopie des autres.
En ce qui me concerne, ce que j’ai présenté c’est une utopie. Mais peut-être que d’autres gens y verront autre chose.
[Interview de Li-Cam par la librairie Mollat dans le cadre des utopiales]
Ce que je vois, ce n’est pas une utopie. C’est une dictature qui ne dit pas son nom : une IA qui sait tout, et qui dirige sans prendre en compte les spécificités de chacun, qui veut faire table rase du passé dans un espèce d’universalisme mou.
Alors au final, oui : j’aime et je déteste.
J’aime Wen. Je suis infiniment reconnaissante que ce livre existe, d’avoir pu le lire, d’avoir pu me reconnaitre comme jamais dans un livre de fiction, d’avoir été à ce point en adéquation avec les cheminements de pensée d’un personnage principal.
Mais politiquement…. non.
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