Utopies – que l’on atteint pas

Plan

(TW : violences y compris sur des enfants, mentions de viol et d’inceste, racisme, lgbtphobie, mention d’eugénisme et d’antiavortement, sexe)

Introduction

J’aimerais introduire cet article en parlant du « Meilleur des mondes », d’Aldous Huxley. Cela, je l’admets, peut surprendre dans la mesure où l’on connait cette œuvre comme une dystopie, soit tout l’inverse d’une utopie. Seulement c’est avec le mot « utopie » qu’Aldous Huxley lui-même définissait le monde qu’il a inventé, et je crois qu’interprétant le titre (le meilleur des mondes) comme étant simplement ironique est un peu réducteur (il l’est, mais pas que).

Le meilleur des mondes n’a pas été inventé en prenant un vice du monde véritable et en l’étirant jusqu’au paroxysme de l’horreur (ce que font il me semble les dystopies : « La servante écarlate » par exemple, exacerbe le sexisme et l’objectivation du corps des femmes). C’est un monde qui au contraire prend une joie du monde réel (en l’occurrence le bonheur) et imagine que les gens se focalisent tant sur lui qu’ils en oublient tout le reste (en l’occurrence y compris la liberté)… si bien que le résultat en devient invivable. Le monde ainsi créé, d’apparence parfait aux yeux de celleux qui y vivent, est là pour montrer que c’est la perfection même qui est atroce.

Cette démarche se devine dès l’épigraphe avec lequel était publié le texte lors de sa première parution en 1931 :

Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre
[Micolas Berdiaeff, cité comme épigraphe dans la première édition du Meilleur des mondes]

À ce stade, vous pensez peut-être que je ne fais que jouer sur les mots : que l’on appelle le meilleur des mondes « utopie » ou « dystopie », ça n’est pas moins un endroit horrible où aucun d’entre nous n’a envie de vivre : les bébés sont conditionnés dès le stade préembryonnaire pour remplir un rôle précis, on n’hésite pas à atrophier certaines capacités si cela est jugé utile, et même personne n’échappe à la propagande diffusée en boucle pendant le sommeil des enfants. Le tout étant d’autant plus frontal qu’Aldous Huxley nous informe de ses pratiques dès le premier chapitre, avant de nous introduire aux aspects plus agréables du monde qu’il a inventé.

— En outre, nous prédestinons et conditionnons. Nous décantons nos bébés sous forme d’êtres vivants socialisés, sous forme d’Alphas ou d’Epsilons. […]Ils en étaient au mètre 320 sur le porte-bouteilles n° 11. Un jeune mécanicien Bêta-Moins était occupé à travailler avec un tournevis et une clef anglaise à la pompe de pseudo-sang. […]— Il diminue le nombre de tours à la minute, expliqua Mr Foster. Le pseudo-sang circule plus lentement […] il donne par suite à l’embryon moins d’oxygène. Rien de tel que la pénurie d’oxygène pour maintenir un embryon au-dessous de la normale. […] Plus la caste est basse […] moins on donne d’oxygène. Le premier organe affecté est le cerveau. […] Chez les Epsilons […] nous n’avons pas besoin d’intelligence.
[Le meilleur des mondes, Aldoux Huxley, p32-33]

En outre, pour parfaire le côté dystopique, il y a tout le long du roman de nombreuses scènes qui sont là pour choquer (personnellement, j’avais lu le livre une première fois au lycée, et avant de le relire pour les besoins de cet article, je ne me souvenais que de deux images aussi dérangeantes l’une que l’autre : des enfants à poils faisant des jeux érotiques dans les buissons sous le regard approbateur d’adultes trouvant ceci bien normal, et le visionnage d’un film pornographique multisensoriel très haute définition vécu par quelqu’un de non prévenu pour qui la sensation soudaine d’une bouche sur la sienne s’apparentait à une agression).

Mais permettez-moi cet exercice de pensée : imaginons que le roman ait débuté au chapitre 8 (soit environ à la moitié), au moment où on rencontre John, dit « le sauvage », né par accident dans une réserve hors de l’utopie d’une mère qui le nourrit d’histoires sur le paradis perdu que représente pour elle « le monde civilisé » :

Elle lui contait que les gens ne se sentaient jamais seuls, mais vivaient ensemble, joyeux et heureux, comme pendant les danses d’été ici à Malpais, mais beaucoup plus heureux, avec le bonheur en permanence, chaque jour, chaque jour…
[Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.149]

Dans ce cas, il eût été possible d’insister sur le versant positif du meilleur des mondes, l’image utopique d’une société où tout le monde est heureux : c’est un monde où les gens ne se flagellent pas pour leurs désirs (notamment sexuels), mais savent les communiquer aux autres et ainsi prendre du plaisir ensemble, où il n’y a pas d’injonction à se mettre en couple, où les personnes sont heureuses dans leurs travails (et où il y a même un genre neutre). Bref, quelque chose qu’un humain d’aujourd’hui pourrait désirer. Et puis, alors que nous (lectaires) commencerions à aimer cet endroit, on nous en montrerait la face cachée : il n’y a aucun lien, aucun amour réel entre les personnes (qui se considèrent toutes les unes les autres comme des objets de désirs accessibles et jetables auxquels il est mal vu, voir antisocial, de s’attacher), les personnes ne pensent pas à changer de condition car on les a programmées à base d’altérations physiques, d’endoctrinement moral et d’éducation pavlovienne à ne rien désirer d’autre que ça à quoi on les destine, et les « neutres » ne sont qu’une désignation pour des personnes AFAB stérilisées au stade fœtal.

Alors nous aurions pu assister à la lente désillusion du héros qui réalise que le monde parfait, l’utopie dont il a rêvé, n’existe pas :

Il sentit les larmes brûlantes lui sourdre derrière les paupières tandis qu’il se rappelait les paroles et la voix de Linda […] Elle lui contait ces histoires de Là-Bas, d’en dehors de la réserve : de Là-Bas merveilleux, merveilleux, dont il conservait encore le souvenir comme d’un paradis de bonté et de beauté, complet et intact, impollué par le contact avec la réalité de ce Londres réel, de ces hommes et de ces femmes effectivement civilisés.
[Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.225]

Bien sûr ce retournement aurait impliqué des changements plus profonds dans l’œuvre, il aurait fallu plus insister sur ce qui rend le « meilleur des mondes » désirable, ce qui a mené jusqu’à lui. Je pense aussi que John aurait été issu d’une société semblable à la nôtre plutôt que d’un monde sauvage (dont la description caricaturale est fort raciste, John étant le seul blanc de la réserve) de sorte que sa réflexion puisse mieux refléter la nôtre. D’ailleurs, Aldous Huxley n’était pas loin d’arriver lui-même à cette conclusion comme il l’écrivit en 1946 :

Entre-temps, il semble cependant qu’il soit utile de citer tout au moins le défaut le plus sérieux du récit qui est celui-ci : on n’offre au Sauvage qu’une seule alternative : une vie démente en Utopie, ou la vie d’un primitif dans un village d’Indiens, vie plus humaine à certains points de vue, mais, à d’autres, à peine moins bizarre et anormale.
[Prologue au meilleur des mondes daté de 1946, Aldoux Huxley]

Je ne sais pas si « Le meilleur des mondes » a inspiré les autaires de dystopies, mais monté à l’envers, je ne peux m’empêcher d’y voir les prémisses de bon nombre d’utopies  : des livres que l’on commence à lire parce qu’on nous promet un paradis, mais qui ont un twist. Elles sont ambigües, ou fausses, ou non viables pour l’humanité.

Utopie à twist

Évidemment, la meilleure façon de ne pas écrire une utopie consiste à ce que l’utopie présumée se révèle être une dystopie masquée. Il y a, caché, quelque chose de vraiment intolérable qui rend le propos final de l’histoire encore plus déprimant que celui d’une dystopie : là où la dystopie ne fait que nous montrer une voie d’échec (on sait déjà que des systèmes horribles peuvent exister pour peu qu’on s’intéresse à l’histoire et/ou à l’actualité), l’utopie-à-twist nous amène à penser que même les meilleures intentions mènent à la catastrophe et à l’élaboration de société plus cauchemardesques que le présent.

Notez que je ne critique pas ici ce que l’on appelle les « utopies ambigües » : à savoir des livres qui par certains aspects sont positifs, et qui par d’autres ne le sont pas. Le fait de montrer une société qui par certains aspects a progressé et par d’autres a encore des progrès à faire est aussi un moyen d’ajouter de la complexité à une histoire comme c’est le cas dans « Rouge impératrice » de Léonora Miano. Dans ce roman, qui d’après la 4e de couverture « joue avec les codes de l’utopie », on découvre une Afrique unie (renommée Katiopa) qui s’est fortifiée tandis que l’Europe (renommée Pongo) périclitait des excès du capitalisme. Mais dans cette utopie afrofuturiste, il y a aussi quelques enclaves de sinistrés européens racistes qui ne se mêlent pas au reste de la population et, persuadés de leur supériorité, attendent d’être à nouveau maitres du monde. Vis-à-vis d’eux, deux opinions s’affrontent alors : les expulser (parce qu’il n’y a rien à attendre de nostalgique de la colonisation) ou leur proposer de s’intégrer à Katiopia (pour ne pas reproduire en inversé les discriminations de naguère).

Il me semble que le problème est là, dans notre capacité à accepter que ce fameux nous-mêmes à défendre et à élever, se soit formé dans le contact avec les agresseurs d’hier, dans le long frottement des peaux et des cultures.
[Rouge impératrice, Léonora Miano, p.546]

Ou alors, certains romans se centrent sur des problématiques qui n’ont rien d’utopique, montrant leurs civilisations en pleines guerres ou conquêtes… tout en normalisant par ailleurs certains aspects qui sont désirables. C’est le cas par exemple du « Gambit du Renard » de Yoon Ha Lee (voir mon avis sur fantastiqueer, en attendant ma chronique quand le T3 sera sorti) ou de « La justice de l’Ancillaire » de Ann Leckie (voir ma chronique), deux romans sur des empires militaires qui ont un rapport au genre vraiment intéressant.

Par ailleurs, tous les twists n’induisent pas l’idée que l’utopie est impossible. Il y a des twists qui sont bien plus intéressants. Et que par conséquent je n’ai pas envie de spoiler impunément :

Cliquez à vos risques et périls, spoiler de « After® » d’Auriane Velten :

Dans AfterR, il y a un secret affreux caché sous les apparences utopiques du monde, mais ce secret concerne le passé et non le présent. La différence est d’importance.

Les personnages vivent dans un monde post-apo et se sentent coupables de ce qui est arrivé il y a trois milliers d’années quand illes ont survécu (illes en avaient les moyens) tandis que le reste de l’humanité est mort. Illes font donc face à une forme de dilemme : s’illes oublient, leur bonheur reposera sur un mensonge, s’illes se rappellent, alors il leur faudra se poser cette question qui n’est jamais vraiment tranchée : leur monde est-il moins utopique parce qu’il est post-apocalyptique ?

Parce que le passé doit disparaitre. Parce que c’est trop horrible.
Claude et Alex hochent la tête, pour signifier leur approbation, du moins leur compréhension.
[…]« Effacer mes souvenirs. Je vous en supplie, effacer tout. »
[After®, Auriane Velten, p.195]

En sommes, leur utopie est dans la continuité d’une dystopie capitaliste (sans entrer dans les détails) : c’est donc ni plus ni moins déprimant qu’une dystopie. Le monde meilleur n’est pas impossible, il arrive seulement trop tard.

Mais parfois, il n’y a pas seulement une coexistence entre des aspects relevant de l’utopie et d’autres aspects plus sombre. Parfois, on apprend que l’utopie même repose sur l’existence d’une vérité plus sombre. Il y a, caché, un procédé immoral auquel la société est forcée de recourir pour fonctionner.

Dans une version inversée du meilleur des mondes, la visite de l’usine à bébé pourrait produire cet effet : imaginez John, parfaitement heureux dans l’Utopie où il vient d’entrer, mais parfaitement ignorant de tout ce qui trait aux centres d’incubation et de conditionnement… et qui soudain découvre que l’on mutile et stérilise et torture des bébés pour maintenir la paix et la stabilité. (TW torture d’enfant dans l’extrait)

Les rampeurs les plus alertes étaient déjà arrivés à leur but. De petites mains se tendirent, incertaines, touchèrent, saisir, effeuillant les roses transfigurées, chiffonnant les pages illuminées des livres. Le Directeur attendit qu’ils fussent tous joyeusement équipés. Puis […] il donna le signal.
L’infirmière-chef, qui se tenait à côté d’un tableau de commande électrique à l’autre bout de la pièce abaissa un petit levier.
Il y eut une explosion violente. Perçante, toujours plus perçante, une sirène siffla. Des sonneries d’alarme retentirent, affolantes.
Les enfants sursautèrent, hurlèrent ; leurs visages étaient distordus de terreur.
[Le directeur] abaissa de nouveau la main, et l’Infirmière-chef abaissa un second levier. Les cris des enfants changèrent soudain de ton. il y avait quelque chose de désespéré, presque dément, dans les hurlements perçants et spasmodiques qu’ils lancèrent alors. Leurs petits corps se contractaient et se raidissaient : leurs membres s’agitaient en mouvements saccadés.
— Nous pouvons faire passer le courant dans toute cette bande de plancher, glapit le directeur en guise d’explication.
[…] Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses électriques, déjà, dans l’esprit de l’enfant, ces couples étaient liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents répétitions de la même leçon ou d’une autre semblable, ils seraient mariés indissolublement […][Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.41]

Sans entrer dans les détails, c’est un processus que l’on retrouve notamment, dans « Pollen » de Joëlle Wintrebert : si la planète (où vivent une majorité de femmes) est en paix, c’est parce que les personnes qui font la guerre ou qui dérangent sont envoyées en orbite (sur une colonie où vivent principalement des hommes). (Ce sachant qu’il y a aussi une option « effacer la mémoire des gens » pour repartir d’un bon pied). Le tout crée un monde fort hiérarchique qui comme de bien entendu repose sur un mensonge (a-t-on jamais vu un système hiérarchique qui ait du sens, de toute façon u. u).

— C’est ce que tu voulais non ? Découvrir une grosse anomalie, un scandale, une contrevérité bien sale ! Alors, qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Jade a fondé Pollen sur une imposture.
[Pollen, Joëlle Wintrebert, p.271]

C’est aussi tout le sujet des deux premiers volumes de « Terra Ignota » de Ada Palmer.

Dans cet univers, on nous présente une société utopique post-genre dans laquelle les Nations géographiques ont été remplacées par un ensemble de sept Ruches auxquels sont attachées des valeurs, si bien que chaque personne vit dans l’État qui lui correspond le mieux. De plus, pour empêcher les conflits de croyances, la religion est uniquement personnelle : plus de lieux de culte, mais des sensayers qui guident sur les chemins de la spiritualité en se gardant toujours d’influencer. Niveau technologique tous les trajets sont quasi-instantanés, et les vocateurs (aka les personnes qui ont une vocation) sont reconnues pour tel. Bref :

Ce monde est parfait. Il porte les cicatrices de ses erreurs, passées et présentes. Ce n’en est pas moins l’utopie pour laquelle ont œuvré les générations précédentes, dans l’espoir que leurs descendants y vivraient. […] Ce monde est une utopie imparfaite, inachevée, mais une utopie néanmoins.
[Sept Redditions, Ada Palmer, p.423]

Mais l’on apprend que la paix à laquelle est arrivé ce monde est basée sur l’assassinat régulier de quelques personnes gênantes :

« Jusqu’où remonte cette chose ? »
L’immuable poussa un soupir résigné.
<jusqu’au commencement>
« Jusqu’au commencement ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ça démarre au paléolithique ? »

« 2210 » Papa poussa un long sifflement. « Il y a deux cent quarante-quatre ans. Cinq accidents de voiture, plus quatre ou cinq obtenues par d’autres moyens, disons neuf victimes par ans, soi… plus de mille assassinats ? »

[Sept Redditions, Ada Palmer, p.210]

Dans la nouvelle « Ceux qui partent d’Omelas » Ursula LeGuin introduit aussi une utopie qui repose sur le sacrifice d’un petit nombre (en l’occurrence : un enfant innocent) :

Tous savent qu’il est là, tous les gens d’Omelas. Certains sont venus le voir, d’autres se satisfont de seulement savoir qu’il est là. Tous savent qu’il faut qu’il soit là. Certains comprennent pourquoi, d’autres non, mais tous comprennent que leur bonheur, la beauté de leur cité, la tendresse de leurs amitiés, la santé de leurs enfants, la sagesse de leurs érudits, l’habileté de leurs artisans, et même l’abondance de leur récolte et la clémence de leur climat, dépendent entièrement de l’abominable misère de cet enfant.
[Ceux qui partent d’Omelas, Ursula LeGuin, p.5]

Ce qu’il y a de bien avec cette nouvelle en particulier, c’est que la causalité « si l’enfant arrête de souffrir alors l’utopie s’effondre » n’est pas justifiée, si bien que le texte n’établit pas la nécessité du mal comme universelle. Il s’agit au contraire de dire que l’on peut échapper à ce dilemme du tramway : il y a des gens qui quittent Omelas. (le message final est plus de l’ordre d’une critique de l’exploitation des enfants de par le monde)

Autre alternative au secret (ou complément) : que le bonheur dans lequel nagent les personnages soit factice.

Dans « Le meilleur des mondes » inversé, la fausseté pourrait être révélée quand un personnage affirme son bonheur devant John. Ce dernier pourrait alors réaliser que, loin d’exprimer un réel sentiment de contentement, son interlocuteur ne fait que répéter une phrase qui lui a été soufflée des millions de fois pendant son sommeil : dire « je suis heureux » n’est pas une phrase porteuse de sens, mais une forme particulière d’écholalie.

— Oui, tout le monde est heureux à présent, fit Lenina en écho. Ils avaient entendu ces mots, répétés cent cinquante fois toutes les nuits pendant douze ans.
[Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.95]

Il y a ça aussi par rapport au genre dans Terra Ignota  : la société post-genre n’est qu’une illusion, le genre continue d’exister et peut même devenir une arme entre les mains des personnes qui ne ferment pas les yeux sur sa réalité, qui l’utilisent pour manipuler (ce qui est bien avec Terra Ignota c’est qu’il y a tellement de choses à en dire qu’on peut le citer en exemple sans rien gâcher de l’intrigue ^^) :

Il faut défaire le silence instauré par la guerre des Églises et admettre que la pensée genrée est toujours là, en nous. Non qu’elle soit innée ; simplement, nos ancêtres ont coupé l’arbre sans en tuer toutes les racines, dont ont jailli de nouvelles pousses.
Le genre a changé, en trois siècles, il concerne moins le sexe et le corps, mais il affecte toujours la pensée. Nous l’enseignons sans en avoir conscience, exactement comme nos aïeux, par des stéréotypes, des associations, des histoires d’avant l’ère moderne, la manière subtilement différente dont nous traitons les enfants que nous percevons « garçons » ou « filles ». il nous est impossible de cesser de le transmettre ou même d’étudier la manière dont nous le transmettons, puisque nous refusons d’admettre ce qu’il en est. Nous avons interrompu la conversation trop tôt.
[Sept Redditions, Ada Palmer, p.440]

Ces utopies-à-twist (qui ont l’air d’être des utopies, mais qui n’en sont pas) peuvent donner de très bons textes. « Terra Ignota » est une série que je trouve vraiment très intéressante, dense et complexe. Mais tout ceci finit par envoyer un message déprimant : celui sur lequel les utopies n’existent pas parce qu’elles ne peuvent pas exister. Elles sont trop belles pour être vraies. Il y a forcément anguille sous roche, ou bien ce ne sont que des mirages, ou les deux.

Utopies inhumaines

Alternative plus démoralisante encore que la simple utopie-à-twist : les textes qui concluent qu’un monde meilleur est possible… mais pas pour les humains. La nature humaine étant trop mauvaise par essence.

On a un monde parfait, et les personnages à l’intérieur qui n’arrivent pas à s’y faire, qui se languissent du monde d’avant, quand tout allait mal et que la vie avait du sens.

Dans « Triton » de Samuel R Delany, cette trame de fond est reprise avec un point de vue intéressant : le personnage principal, Bron, vit dans un monde où chacun est libre d’être qui il veut… sauf que lui-même ne sait pas qui il veut être, et préférerait un monde bien sexiste où il pourrait être un « vrai homme » qui séduit une « vraie femme » (aka une femme objet qui lui serait dédiée et fidèle). Au final, il décide de transitionner pour devenir lui-même la femme qui fera le bonheur d’un autre homme-viril-à-l’ancienne dans son genre, ce qui ne marche pas et le rend encore plus malheureux qu’au départ. Personnellement, je n’ai pas aimé la fausse représentation que cela donnait à la transidentité. Il n’empêche que dans l’inadéquation entre un personnage et l’utopie où il évolue, il était clair que le problème venait des idées rétrogrades d’un personnage en particulier. Comme je le disais dans ma chronique dédiée, c’est un « roman de la mise en échec de la pensée misogyne et viriliste promue par les incels ».

Mais d’autres fois, c’est la nature humaine même qui semble incompatible avec la vie dans une société utopique.

Dans les « Thanatonautes » de Bernard Werber, le héros et ses amis découvrent comment accéder à l’au-delà et s’aperçoivent que la vie après la mort diffère selon les actions effectuées sur Terre : ceux qui ont été suffisamment vertueux accèdent au statut d’Anges, les autres sont réincarnés jusqu’à ce qu’ils se montrent dignes. Ils font alors part de ces découvertes au reste du monde qui change du tout au tout : chacun ne se préoccupe plus que de son total de bonnes actions.

Tout le monde fait tout selon les règles, mais sans sincérité, si bien que le monde est rempli d’hypocrisie et que ça en devient détestable.

En fait, ils ne sont pas bienveillants. Ils sont terrifiants. Malgré leur sourire. Je commençais à comprendre Stefania. La bonté imposée, c’est aussi écœurant que la soupe mash-mellows au miel et au sirop de grenadine.
[Les Thanatonautes, Bernard Werber, p.450]

Jusque-là je suis d’accord : des gens tous sourires qui sous leurs masques vous détestent, et n’agissent jamais autrement que par intérêt personnel, cela m’apparait fort cauchemardesque. En fait, c’est à se demander pourquoi un tel comportement continue d’apporter des points pour l’au-delà. Il est mal gaulé le logiciel des anges… (bref).

Mais ce qui m’avait marqué c’est que dans la suite du livre un groupe de gens, en réaction, décide de rétablir la balance en faisant le plus de mal possible autour d’elleux. Ce qui donne naissance à des discours que je trouve somme toute plutôt foireux :

« Depuis la nuit des temps le Bien lutte contre le Mal, le Beau contre le Laid, le Vrai contre le Faux, le Yang contre le Yin, et c’est de cette confrontation constante qu’ont toujours jailli le savoir et le progrès, car les uns ne sont jamais allés sans les autres.
Or, avec la connaissance du Continent Ultime, avec cette tendance si humaine de toujours vouloir tout simplifier, les gens ont ramené le but de l’existence à une seule et unique exigence : la bonté ! Quelle erreur ! En vérité, je vous l’affirme, le Mal est indispensable à l’équilibre des choses ici-bas. »
[…] Une punkette au regard cerné de khol et à la bouche écarlate cria, dominant le tumulte :
– […] Le Mal doit être partout ! Et il faut en finir avec la mièvrerie ambiante ! Pour cela, il y a des actions très simples !
– Qu’est-ce que tu proposes ? demanda une voix éraillée.
– Pourquoi pas relancer le hard rock ? On n’entend plus que de la musique classique ou planante dans les magasins et sur toutes les radios. […]– Du rock ! Du rock ! scandèrent les militants du Mal.
[…]– Il n’y a pas que le hard rock a avoir disparu. Il y a aussi l’alcool. […]Les promoteurs du Mal [trouvèrent] l’idée excellente. Généraliser l’ivrognerie, c’était une idée qui leur bottait. L’alcoolisme, cela promettait des hommes qui roueraient de coups femmes et enfants […] et pourquoi pas de viols, toutes pulsions libérées ! Une excellente pierre dans le jardin de la gentillesse.
[Les thanatonautes, Bernard Werber, p.476-470]

Ce qui m’horripile dans ce genre de discours (outre l’association somme toute risible du punk et du rock au Mal dans un manichéisme à deux balles digne d’une caricature de dessin animé pour enfant, et outre la stigmatisation des personnes souffrants d’addictions), c’est que les personnes qui se languissent du Mal (avec une majuscule s’il vous plait) disparu ne sont jamais celles qui le subissaient. Elles ne veulent pas retrouver la sensation que ça leur faisait de souffrir, elles veulent s’arroger le droit d’à nouveau voir souffrir autrui.

Aucune victime de tentative de meurtre, de violence conjugale ou de viol, projetée dans un monde d’où ses crimes n’existeraient plus, n’irait dire « oh la la c’est quand même dommage que cette époque soit révolue ! Grâce à mes traumatismes, j’ai pu faire jaillir des étincelles de connaissances sur la nature humaine, ou des germes de beauté au travers d’une pratique artistique révélée par l’horreur de mon passé ! Quelle tristesse que les générations futures n’aient pas comme moi cette chance immense de survivre aux crimes qui seront commit à leur encontre ! »

Aucune !

Ce qu’on a, c’est uniquement des gens bien à l’abri qui veulent que les autres souffrent en prétextant que ça va les endurcir et que « c’est ça la vie ».

Et « Les Thanatonautes » ne sont pas le pire exemple. Le pire, je crois, c’est dans « Harmonie » de Project Itoh.

Dans ce roman, on découvre une société totalement aseptisée où tout est propre et lisse et si normé que les êtres humains en deviennent indifférenciables (ils ont le même poids qui est jugé le plus sain par défaut, les mêmes habitudes alimentaires qui excluent des gammes entières d’aliments, etc etc). Sauf que dans ce roman, on ne remet jamais en question la justesse des normes édictées (par exemple : tout le monde n’a pas le même poids de forme, l’IMC est un très mauvais indicateur pour juger de la santé des gens). Il n’est jamais dit que la gentillesse des personnes est fausse, et que c’est cette fausseté qui la rend insupportable.

À un moment (p.161), on nous explique que l’inspectrice exprime « ses reproches en termes soigneusement choisis afin d’éviter tout langage injurieux » : mais dans cette attitude passive-agressive, ce n’est pas la violence implicite et masquée qui est critiquée, c’est l’apparente gentillesse.

Ce n’est pas parce qu’il est trop normé mais bien « étouffant de gentillesse et de prévenance, souillé de bienveillance » (p.111) que les personnages ont envie de se suicider et veulent forcer les autres à devenir des assassins : parce que la bienveillance les dépossède de leurs propres corps, qui n’existent plus que pour servir les autres et non eux-mêmes.

Nous allons créer un nouveau monde.
À cette fin, nous avons besoin de savoir qui est capable d’apporter un changement.
Au cours de la semaine à venir, je veux que chacun d’entre vous tue une personne.
Je me moque du moyen que vous utiliserez.
Je veux que vous prouviez que vous pouvez faire ce qu’il faut pour servir vos objectifs. Prouvez-moi que les autres n’importent pas.
Acceptez cette idée que votre vie est la chose qui compte le plus. Délectez-vous-en.
Ceux qui ne pourront pas ou qui ne voudront pas accomplir ce petit geste mourront.
[Harmonie, Project Itoh, p.185]

À ce stade, s’il n’y avait ce passage « point Godwin de l’enfer » (TW minimisation des crimes nazis)

– À vous entendre, les nazis étaient de bons samaritains.
[…] J’avais donc désormais une raison personnelle de détester les nazis : ils étaient les ancêtres des connards qui m’empêchaient de fumer aujourd’hui.
– En un sens c’est vrai. Même s’ils furent responsables du plus grand génocide du XXe siècle. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que chaque chose présente plusieurs aspects. Prenez un maniaque de la propreté, tournez le bouton de quelques crans, et voilà qu’il se met à cous parler de pureté raciale.
[Harmonie, Project Itoh, p.149]

que je n’ai même pas envie de qualifier, on pourrait encore espérer un retournement de situation, où les personnages se rendraient compte que ce n’est pas la bienveillance mais la normativité qui les assomme. Mais en fait, le monde donne raison aux personnages qui découvrent qu’il est possible de supprimer la conscience humaine :

– Nous […] avons expliqué que l’harmonie parfaite impliquait inévitablement la disparition de la conscience. Que la conscience n’était en fait qu’un mécanisme servant à choisir entre divers agents et désirs fourmillant dans notre subconscient, le résultat de conflits dont la résolution requérait une pensée consciente, et l’action opérée sur ces conflits. Un esprit amené à l’harmonie n’avait par conséquent plus besoin de volonté pour décider. En cherchant à créer l’humain parfait, nous avons fini par tuer la conscience, car elle cessait d’être nécessaire.
[…] Miach, et dans doute d’autres mômes, avaient donc vécu ainsi. Ils avaient fait l’expérience d’exister sans conscience. […]– Et vous cherchiez à […] ôter leurs consciences à tous ceux qui avaient eu la bêtise de s’installer un WatchMe ?
– Non… en fait non, répondit mon père en commençant à remonter le rivage vers la rue. [Cette] idée me terrifiait. […] Au final, nous sommes arrivés à un compromis : on installerait le système en chacun, mais sans l’activer. […] Jamais nos doigts ne se sont approchés du bouton Harmonie. Crois-moi, nous n’avons aucune envie que ça arrive.
– Contrairement à Miach Mihie ?
– [Mihie diffère par le fait que sa conscience s’est développée après sa naissance]– Tu veux dire qu’elle était née sans conscience ?
– C’est ça. [Il y a plusieurs années] on a découvert une minorité ethnique : un peuple complètement inconnu de la communauté scientifique, dont on ne trouvait trace dans aucun registre […] Ces gens partageaient un trait génétique récessif, un trait extrêmement rare dans la population […]. Le trait en question est un gène manquant : le gène responsable de la conscience. Je suis certain que, sur les milliards de personnes dans le monde, quelques-unes naissent incapables de développer une conscience, mais dans cette minorité tchétchène, personne ou presque ne possédait de conscience.
[Harmony, Project Itoh, p.238-244]

Bon de base « le gène de la conscience que certaines personnes n’ont pas » : pire idée.

Mais au-delà de ça, la définition que l’on nous donne ici de la conscience est « processus mental servant à faire des choix quand plusieurs options sont viables ». En conséquence, le fait qu’il soit possible de supprimer ladite conscience signifie qu’il est possible de créer un contexte où il est toujours possible d’identifier quelle décision est objectivement « la bonne ».

D’après le livre, les règles sanitaires et de bienveillances mises en place suffisent à supprimer toute forme de dilemme. Le seul problème demeurant, c’est l’humain : incapable de s’adapter à la bienveillance et d’accepter qu’une option est véritablement la meilleure (pour lui et pour tout le monde). Voilà pourquoi Miach, nostalgique de l’époque heureuse où elle n’avait pas de conscience, veut la supprimer chez tous les autres (et, spoiler, y parvient).

– J’ai réalisé que nous n’avions pas d’autre choix. […] On ne pourra jamais supprimer entièrement la cruauté de notre nature. […]– Alors tu t’es dit que les gens mourraient parce qu’ils ne parvenaient pas à s’habituer à ce monde…
– Oui. Qu’il fallait d’abord qu’on cesse d’être humain. […] J’entends par là que nous devons abandonner notre conscience. Abandonner notre armure tyrannique et intégrer la société qui nous rongeait de l’intérieur. Cesser d’être nous-mêmes. […] Alors seulement notre société pourra accéder à l’harmonie à laquelle elle aspire.
[Harmony, Project Itoh, p.306]

(NB : Il est aussi possible de faire une interprétation différente : où les personnages sont trop englués dans leur monde dystopique pour réaliser qu’elles se battent contre le mauvais ennemi, et que c’est parce qu’elles sont acculées de la sorte que les seules options auxquels elles peuvent penser sont se tuer ou tuer leurs consciences pour vivre heureuses dans un monde où elles n’existent plus. Mais à mon sens, le fait même que la possibilité de faire disparaitre la conscience existe contredit cette hypothèse.)

Par ailleurs, à côté de ces textes qui présentent les utopies comme non viables, et considérant la rareté des vraies utopies : le fait de tomber sur une utopie non-humaine de qualité peut finir par donner l’impression que c’est bel et bien l’humanité qui est trop vile pour le paradis.

J’ai pour ma part été marqué par cette remarque :

Pour Catherine Dufour, autrice, Grand Prix de l’Imaginaire pour « Le Goût de l’immortalité » [Demain les Chiens] est un chef-d’œuvre surtout connu dans le milieu de la SF pour être la seule utopie qui tienne la route. « Comment Clifford D. Simak a fait pour qu’une utopie tienne la route sur terre ? Eh bien, il s’est débarrassé des êtres humains, ces singes nus en colère. Ce n’est pas facile d’imaginer une utopie où se trouvent les humains. D’où son choix de conserver uniquement les chiens et les chats, les ours et les loups qui s’entendent très bien ma foi. »
[Extrait d’un article sur franceculture]

Et pourtant, des utopies non-humaines il y en a des vachement bien !

Ici je vais spoiler « After® » d’Auriane Velten (livre que je vous recommande, et que je vous conseille de lire avant de déplier le spoiler qui suit, parce qu’After® fait partie de ses romans sur lesquels il est plaisant de ne rien savoir ^^)

Spoiler de la totalité des révélations présentes dans After®

Dans After® donc, les humains que l’on rencontre vivent depuis trois millénaires dans des corps artificiels (un petit drone qui projette un corps en hologramme) où leurs esprits ont été téléchargés. (Un aspect chouette du livre étant qu’on ne l’apprend pas avant quelques chapitres, et que je trouve la surprise assez jouissive pour ne pas avoir envie de la gâcher)

Au fil du livre, alors que les deux personnages principaux (Cami et Paule) partent à l’aventure, on se rend compte que le monde où illes vivent n’est pas vraiment utopique (la curiosité, la créativité et avoir une personnalité y sont découragées) et l’on découvre aussi leur passé : illes ont survécu à l’apocalypse grâce à leurs drones high-tech super chers tandis que le reste de l’humanité mourait, faute de pouvoir se payer leurs propres drones. Aussi la société utopique présentée dans le livre est-elle uniquement constituée d’ultra-riches que leur cupidité a sauvés, d’employés de l’entreprise After® commercialisant les-dit drones, et des chanceuses familles des deux groupes susmentionnés. Une population donc pas tout à fait neutre qui, se sentant tout de même coupable, a décidé de repartir de zéro en effaçant leurs anciennes identités et en créant un Dogme basé sur l’égalité absolue entre toustes.

Et puis au bout d’environ deux mille ans de ce régime « nouveau monde », les gens ont commencé à vouloir faire des pratiques artistiques.

À ce stade, moi, je vois seulement une évolution de paradigme : puisque les règles du capitalisme ont disparu, les gens n’ont plus à chercher le profit et cela laisse de la place pour des préoccupations plus saines.

– Ça va plus loin, m’interrompt Cami. Parce que Dom connaissait ses personnes, avant le cataclysme. Et ils n’étaient pas… Ou, en tout cas, Dom ne leur connaissait pas cette envie de créer. C’était des gens qui voulaient de l’argent, ou du pouvoir, ou qui s’intéressaient d’abord à leur famille. Pas à l’art ou à la science – à moins d’en tirer profit. »
[After®, Auriane Velten, p.207]

Mais les conclusions des personnages ne s’arrêtent pas comme moi à une simple évolution de paradigme qui entraine une évolution des comportements. Pour elleux, il y a une évolution de leur nature profonde :

« D’abord nous avons volontairement effacé nos identités. Mais au fil des années, nous avons aussi oublié ce que ça faisait d’avoir une peau. Un corps. De toucher, marcher, manger, copuler, enfanter… […] toutes ces choses faisaient partie de la définition de l’être humain. Je crois que l’humanité est morte, Cami. Cette espèce n’existe plus. [Même Claude, Alex et moi qui avons retrouvé notre mémoire, nous] avons connu trois millénaires d’oubli. Ça te change an humain… […] Moi, al Paule de maintenant, suis différent d’icelui que j’étais avant. Et même si je ne peux pas parler pour eulx, je pense que c’est pareil pour Claude et Alex. [….] Ça change absolument tout ! Peut-être que l’humanité était une espèce dangereuse. Peut-être que ses penchants la menaient irrésistiblement au cataclysme. Peut-être. Mais nous ne sommes plus humains. Nous sommes quelque chose de… nouveau. Nous avons le droit de nous laisser une chance. »
[After®, Auriane Velten, p.208]

On devine à la fin du roman une utopie en devenir, mais ce n’est pas pour l’humanité qu’elle se profile. Car comme on nous le répète : cette espèce est morte.

Ici il n’y a pas de fatalité : on ne nous dit pas que l’humanité est incapable de créer sa propre utopie. Simplement, elle n’a pas su le faire à temps, et ce sont ses successeurs qui s’attèlent à la tâche. Ce qui est, ma foi, tristement réaliste (au sens où c’est une option possible, qui n’est heureusement pas la seule).

Bref j’ai beaucoup aimé After®

Utopies matriarcales

Une forme de récit que j’en suis venue à considérer comme le cousin féministe des utopies non humaines : l’utopie matriarcale. Un monde qui est meilleur parce que les hommes y sont absents (ou du moins présents en nombre réduit, si bien que ce ne sont plus eux aux commandes).

Les récits mettant en scène des mondes habités par une majorité de femmes, et ils sont nombreux, sont (à ma connaissance) tous écrit par des féministes qui écrivent ces histoires pour, par contraste, mieux révéler les absurdités du patriarcat sexiste où nous vivons. Il n’empêche que la multiplication de cette forme de récit (Charlotte Perkins Gilman avec « Herland », Joanna Russ avec « L’autre moitié de l’homme », Moniques Witig avec ses « Guérillères », Élisabeth Vonarburg avec « Chroniques du pays des mères », Doris Lessing avec « Les mariages des zones trois, quatre et cinq », Joëlle Wintrebert avec « Pollen », Aminder Dhaliwal avec « Woman World » pour ne citer que les livres que j’ai lus) fini par donner une impression générale où l’homme est la source de tous les problèmes : par eux viendraient la violence ou, à minima, se serait par les femmes seulement qu’un monde meilleur pourrait advenir. 

Évidemment il ne s’agit pas de mettre tous les romans/BD suscités dans un même sac : certains font preuve de plus de subtilités que d’autres :

  • Parfois, comme dans « Chronique du pays des mères » ou « L’autre moitié de l’homme » ou « les guérillères » il est dit que c’est en apprenant des erreurs du patriarcat que les femmes ont réussi à construire quelque chose de mieux (et non parce qu’elles seraient intrinsèquement plus douces)… et d’ailleurs, « construire quelque chose de mieux » est un objectif poursuivi, mais pas nécessairement atteint.
  • Parfois, comme dans « les mariages entre les zones trois quatre et cinq » ou « L’autre moitié de l’homme » on est dans le domaine du conte, où la société féminine est montrée pour être mise en relation avec une société masculine, et ainsi questionner les rapports hommes femmes sans prétendre donner à voir réalistement ce que donnerait une société peuplée uniquement de femmes.
  • Parfois, comme dans « les guérillères » ou « l’autre moitié de l’homme », il y a des innovations formelles qui permanentent d’insérer dans la narration des passages qui traitent de notre réalité contemporaine, ou qui sont de l’ordre de l’essai-témoignage en plein milieu d’un texte de SF.
  • Parfois, comme dans « WomenWorld » il y a une dimension humoristique (qui certes m’échappe en partie, mais dont je vois bien qu’elle existe).

On trouve de tout dans les histoires matriarcales, de la brillante réflexion sur la société et sur le genre jusqu’au discours essentialiste sur la féminité™.

Il n’empêche que vouloir créer une utopie matriarcale d’où les hommes ont disparu est pour moi un terrain glissant. Il me semble trop facile, même par inadvertance, de tomber dans l’essentialisme : une fois sans hommes, les femmes, livrées à elles-mêmes et sans la rivalité découlant du patriarcat, pourraient révéler leur véritable nature douce et maternante. Ce qui nie la capacité des femmes à se montrer à leurs
heures aussi oppressives que leurs comparses masculins : en dehors du sexisme qu’elles subissent, rien ne les empêche de se montrer raciste, ou queerphobe, ou validistes.

[Lors] des dernières élections présidentielles aux États-Unis, 53 %
des femmes blanches [ont] préférées Donald Trump à Hillary Clinton. De
nombreuses militantes féministes estiment qu’un tel vote a constitué une
trahison envers la solidarité féminine et qu’il n’a pu être inspiré que
par un désir de préserver la suprématie blanche ; bref que ce fut un
vote raciste.
[Extrait d’un article France Culture]

D’ailleurs, la première (historiquement) utopie matriarcale, « Herland » a été écrite par Charlotte Perkins Gilman que l’on connait aussi (elle est sociologue) pour avoir théorisé le féminisme blanc (comprendre le féminisme raciste) :

[À la fin du 19e siècle], les hommes blancs craignaient que la société recule à un stade « primitif » s’ils accordaient le droit de vote aux femmes. Pour eux, les femmes étaient biologiquement faites pour la reproduction et non pour la pensée politique, ce qui justifiait qu’on leur refuse des droits.
Les féministes telles que Charlotte Perkins Gilman ont alors répondu que les différences biologiques prouvaient justement une supériorité raciale blanche partagée (alors que les « races inférieures » étaient « sexuellement ambiguës »). Elles ont réécrit la différenciation sexuelle (un outil du sexisme) comme une preuve de la suprématie blanche. Faisant du racisme un levier pour surmonter le sexisme, elles ont soutenu qu’elles méritaient des droits parce qu’elles avaient un rôle essentiel de « mères de la race » et de messagères de la « civilisation » auprès des autres races.
Ironiquement, alors qu’elles critiquaient le sexisme dans leurs propres communautés, elles affirmaient que le patriarcat était « nécessaire pour l’avancement des femmes primitives ». Les femmes noires, les indigènes, ou racisées en général (BIPOC) n’étaient pas jugées prêtes pour le féminisme. Elles devaient d’abord prouver être de « vraies femmes » (pieuses, soumises, bien habillées)
[Traduction d’un post Instagram de Alok V Menon : Histoire du féminisme blanc. Voir aussi Histoire raciste des normes de genre aux États-Unis, toujours sur le compte insta d’Alok V Menon]

Les opinions racistes de Charlotte Perkins Gilman ne sautent pas aux yeux dans « Herland », au sens où le roman n’est pas là pour défendre la prétendue supériorité des blancs comme c’est le cas apparemment d’un texte un peu plus ancien par une autre autrice :

En 1880, l’États-Unienne Mary Bradley Lane signe « Mizora : a prophecy », évocation d’un monde troglodyte intégralement constitué de femmes usant de la parthénogenèse et qui s’inscrit dans l’idéologie scientiste qui dominait le capitalisme du temps ; ce sont des Aryennes qui vivent entre elles, rejetant les « races inférieures » et usant de l’eugénisme et d’une technologie poussée (la nourriture y est artificielle).
[Article matriarcat et science-fiction, Jean-Guillaume Lanuque, dans le Galaxie n° 72]

N’empêche qu’il y a des indices (et des similitudes entre « Herland » et « Mizora : a prophecy »). Notamment : le fait que l’utopie d’Herland est constituée uniquement de femmes blanches (« toutes avaient le teint clair, propre et frais »), quand bien même leur territoire est situé géographiquement au milieu de la forêt amazonienne, et qu’autour il n’y a que des villages désignés comme « sauvages ».

Il existait [il a disparu] un passage assez facile à travers le mur de montagne derrière nous, et je ne doute absolument pas que ces gens sont d’origine aryenne et qu’ils avaient été autrefois en contact avec les meilleures civilisations de l’Ancien Monde. Ils étaient « blancs », mais un peu plus sombres que nos races du Nord du fait de leur exposition constante au soleil et à l’air.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.109]

Tout au fil du roman, il y a une insistance très marquée sur au combien les femmes habitant à Herland sont civilisées : elles sont technologiquement avancées, fabriquent des tissus d’excellente facture, ont des routes bien droites, ont cultivé la totalité de leur terre qui est si bien entretenue qu’aucune branche cassée ne traine par terre, et même leurs chats sont si bien dressés qu’ils ne chassent pas les oiseaux (si si). L’autrice insiste lourdement sur le fait qu’elles ne sont pas « sauvages », jusque dans leur langue :

un torrent de paroles douces lancées de l’une à l’autre ; pas une psalmodie sauvage, mais une langue claire, musicale et fluide.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.38]

Parce que si les trois héros sont tout de suite saisis par « l’intellect manifeste » des femmes d’Herland et qu’ils finissent chacun par en épouser une, leur appréciation des peuples alentour et bien différente :

Nous fîmes de nombreux plans pour […] établir une communication par les voies d’eau ; pour pénétrer dans ces immenses forêts et civiliser — ou exterminer — les dangereux sauvages.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.274 (évidemment les « sauvages » en question on ne les a vus que quelques pages au tout début du roman, alors qu’ils servaient de guides, et ils n’ont jamais rien fait de dangereux)]

Ce n’est pas forcément quelque chose que l’on remarque si on ne connait pas les autres travaux de Charlotte Perkins Gilman (moi-même je ne les connais qu’à travers le travail de vulgarisation d’Alok V Menon), mais avant de laisser ses personnages féminins contourner les codes sexistes du genre (elles ont les cheveux courts, sont plus fortes en sport que les hommes, sont grandes, s’habillent pratique et sans fioritures, ne sont ni réservées ni soumises, sont curieuses et érudites, savent coopérer et être autonome, ne se crêpent pas le chignon, etc), l’autrice établit qu’elle met en scène des femmes « mures pour le féminisme ».

C’est-à-dire des femmes civilisées et dont la différenciation biologique/sexuelle est aboutie (rappel que pour Charlotte Perkins Gilman, les deux vont de paire)

Cependant, tant que le processus maternel existe, la base inhérente aux distinctions sexuelles existe aussi.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.181]

Aussi, l’utopie présentée avec ces femmes ne peut-elle reposer que sur une seule base : la maternité.

Ces femmes sont des femmes parce qu’elles enfantent (à base de parthénogenèse miraculeuse, une Immaculée Conception qui fait qu’elles ont toutes la même ascendante, mais ne sont pas des clones pour autant pour des raisons qu’il vaut mieux ne pas passer au prisme du réalisme scientifique) et qu’elles ont su organiser toute leur société autour de cela.

La religion qu’elles avaient au début ressemblait beaucoup à celle de la Grèce ancienne […], mais elles perdirent tout intérêt pour les divinités de la guerre et du pillage et se concentrèrent peu à peu uniquement sur leur Déesse Mère. Puis, à mesure qu’elles gagnaient en intelligence, ce culte s’était transformé en une sorte de panthéisme maternel.
Il y avait la Terre Mère, qui portait des fruits. Tout ce qu’elles mangeaient provenait des fruits de la maternité, de la graine, de l’œuf ou de leur produit. Elles naissaient grâce à la maternité et elles mourraient grâce à la maternité — la vie, pour elles, n’était que le long cycle de la maternité.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.120]

Si on extrapole, on peut même conclure que d’après Charlotte Gilman : l’utopie est ici atteinte parce que les femmes ont pu aller au bout de la différenciation-sexuelle-preuve-de-supériorité sans être parasitées par leur promiscuité avec la masculinité

Ces femmes, dons la distinction essentielle de maternité était la note dominante de toute leur culture, manquaient de façon saisissante de ce qu’on appelle la « féminité ». Ce qui me conduisit sans tarder à la conviction que ces « charmes féminins » que nous aimons tant ne sont pas du tout féminins, mais un simple reflet de la masculinité — développer pour nous plaire parce qu’il fallait qu’elles nous plaisent, et en aucun cas essentiel à l’accomplissement véritable de leur grand processus.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.118]

Dans tous les cas, on se trouve face à une utopie qui n’en est une qu’en raison de sa population féminine, et le fait que cela résolve des problèmes qui n’ont rien à voir a tendance à me faire lever les yeux au ciel : que soudain plus personne n’ait d’ambition de pouvoir, qu’il n’y ait plus de compétition ou d’affrontement, et que toutes les maladies disparaissent > pourquoi !?

La maladie était presque complètement inconnue chez elles, à tel point que le très ancien et très haut développement de ce que nous appelons « la science de la médecine » était un art qui avait pratiquement disparu.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.141]

Notez que cette disparition de tous les problèmes est aussi présente dans « Woman World », où la disparition de l’hôpital semble d’autant moins crédible qu’on a un personnage qui a eu une mammectomie (y’ a les cicatrices) et une autre qui est clairement dépressive ce que sa psy ne semble jamais voir. De manière générale, l’idée d’une disparition de « toutes les maladies » repose pour moi sur des biais validistes. Cela mériterait un article à part entière (si un jour j’en écris un sur « maladies et handicap en SFFF »), mais pour le moment considérez qu’outre la « propreté, les meilleurs soins et les meilleures conditions de vie » (p.141), l’absence de maladie dans Herland repose aussi implicitement sur de l’eugénisme :

Vous avez fait de la Maternité le service social le plus élevé — un sacrement, en réalité ; [il] n’est assumé qu’une seule fois, par la majorité de la population : [celles] qui sont considérées comme inaptes n’y ont pas le droit »
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.137]

Les personnes handicapées ne sont pas nommées directement comme faisant partie des « inaptes », dans la mesure où elles sont surtout oubliées. Mais l’on apprend que c’est par ce processus qu’elles se sont débarrassées des criminelles…

Presque six cents ans que nous n’avons pas connus ce que vous appelez une « criminelle ». Nous avons, bien sûr, commencé immédiatement par essayer de faire disparaitre, quand c’était possible, ces caractéristiques […] Si la fille chez qui ces défauts étaient apparus avait toujours la capacité de comprendre le devoir social, nous faisions appel à cette capacité afin qu’elle renonce à la maternité. Certains des pires cas, heureusement, étaient incapables de se reproduire
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.161 (notez comme c’est pratique, vu que leur reproduction est magique, de dire que les criminelles sont stériles…)]

… et des lesbiennes

Il n’y avait pas de sentiment sexuel sur lequel jouer, ou pratiquement aucun. Deux mille ans sans sexualité n’avaient pas laissé beaucoup de traces de cet instinct ; il faut également se rappeler que celles qui avaient parfois manifesté cet instinct en tant qu’exception atavique s’étaient souvent vues, pour cette raison même, refuser la maternité
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.180]

Petit aparté sur l’homosexualité féminine dans les mondes peuplés de femmes

Je profite de cette partie sur les matriarcats pour parler plus en détail de ce qui pour moi les rend délicates à écrire : si le matriarcat existe pour s’opposer au patriarcat que l’on met les femmes en opposition avec les hommes, alors il nous faut définir ce qu’est une femme et ce qu’est un homme.

Or les définitions de ce qu’est une « vraie femme » (et un « vrai homme » réciproquement) sont quasi toujours excluantes. La définition s’arrête à ce que l’autrice est capable d’englober dans le « nous » de la féminité : « nous, les femmes, sommes implicitement blanches, cis, hétéro, etc. ».

Pour être honnête, je suis de plus en plus critique vis-à-vis des œuvres où il n’y a que des femmes, et les deux que je préfère esquivent en fait le problème (ce qui les rend hors catégorie, en un sens) :

  • Dans « Les étoiles sont légion » de Kameron Hurley, les personnes peuvent à tout moment accoucher de bébés ou de pièces pour le vaisseau organique où elles vivent. C’est un roman qui parle d’enfantement de manière viscérale. J’adore. Et puis il se trouve que toutes ses personnes qui accouchent sont genrées au féminin, parce que c’est le seul genre qui existe dans leur monde. Pourquoi y en aurait-il un deuxième ? Les femmes ne sont pas des femmes par opposition à des hommes (dont il s’agirait de les différencier), elles sont des femmes parce que leur humanité entière est au féminin. (voir ma chronique complète)
  • Dans « Dans un rayon de soleil » de Tillie Walden, l’autrice a juste oublié de dessiner des mecs (oups). L’histoire ne parle pas de ça : on suit un équipage spatial féminin (avec une personne non-binaire) et le passé de l’héroïne dans son école pour fille. Il y a peut-être des hommes ailleurs dans l’univers, mais ce n’est pas le sujet, et ça nous fait juste des vacances, pour une fois (je recommande particulièrement cette BD aux personnes qui aiment « L’espace d’un an » de Becky Chambers, et réciproquement : je recommande Becky Chambers à toutes les personnes qui aiment cette BD)

Mais pour les récits matriarcaux qui mettent les mains dans la définition de la femme, une des questions auxquelles il faut répondre et la suivante : les femmes peuvent-elles être lesbiennes ? Peuvent-elles le devenir s’il n’y a plus d’homme à l’horizon ? Et si oui, peut-on le montrer ?

Certaines autrices (Monique Witig ou Joanna Russ), elles-mêmes lesbiennes, n’ont pas eu à se poser la question longtemps.

Mais d’autres ont plus de mal. Et l’ennui, c’est que dans un monde où il n’y a que des femmes, l’invisibilisation de l’homosexualité féminine est… très visible (dans d’autres contextes d’histoire, on peut simplement se dire que le focus est ailleurs, mais un monde entier où personne n’a de relation amoureuse ou sexuelle, c’est frappant) C’est le cas dans « Helrand ». Les femmes ne sont que des mères. L’amour qu’elles connaissent et uniquement maternel et sororal. Il n’y a aucun couple.

Un bon point quand même : la pulsion sexuelle disparue de la culture d’Herland ne réapparait pas miraculeusement à l’arrivée des trois hommes. Même quand trois d’entre elles se marient, une seule fini par coucher avec son nouveau mari, les deux autres n’arrivent pas à comprendre l’intérêt du sexe et se refusent donc à essayer, au grand damne d’un des gars, Terry, qui essaie de prendre son épouse de force, n’y arrive pas, est ridiculisé et se fait bannir d’Herland.

Afin d’avoir une idée de leur attitude, il faut avoir à l’esprit leur très fort sentiment de solidarité. Chacune d’entre elles n’était pas en train de choisir un amoureux ; elles n’avaient aucune idée de l’amour — c’est-à-dire l’amour sexuel.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.173]

Mais je me demande si, dans d’autres textes, l’hétérocentrisme ne se fait pas par des biais plus subtils.

Dans « Chronique du Pays des mères » d’Élisabeth Vonarburg, les hommes sont quantitativement très minoritaires, et il y a trois couples incestueux (l’héroïne Lisbeï et sa sœur Tula, Selma et Lei, et on laisse entendre pour Antone et sa correspondante)

D’abord, dans la mesure où les enfants sont élevés en foyers sans cellule familiale, je me suis demandé si la réflexion de base ne partait pas de la constatation : « souvent des frères et sœurs qui ont été séparées à la naissance et ne se sont jamais connues ont un coup de foudre lors de leur rencontre, jusqu’à ce que leur filiation apparaisse et que l’interdit tombe » placé dans un contexte « sauf qu’ici il n’y a pas de tabou parce que la plupart de ses couples seront lesbiens sans possibilité de se reproduire donc sans risque de consanguinité » (ce qui ne résout pas tout, et on voit bien dans le roman que Lisbeï qui est l’ainée a un ascendant sur sa cadette).

Reste que Lisbeï ne tombe amoureuse de personne d’autre que de sa sœur (sauf à la fin, d’un mec… dont elle tombe enceinte… alors qu’elle était stérile… le pouvoir de l’AmOuR hétéro je présume ?) et que cela donne plutôt une impression : « comme il y a si peu d’hommes, ils sont uniquement considérés à titre reproducteur et ce n’est socialement pas admis pour les femmes de les aimer, donc il ne peut pas y avoir d’amour hétérosexuel, il n’y a pas non plus d’amour parental (car pas de cellule familiale), donc il ne reste que l’amour sororal/fraternel qui, puisque la libido continue d’exister, est confondu avec de l’attirance sexuo-romantique ».

Toujours avec le motif de l’inceste : Dans « Pollen » de Joëlle Wintrebert, les nouveau-nés naissent par triades mixtes (deux filles et un garçon). La gestation est artificielle, et puis les trois enfants grandissent ensemble… et la norme est qu’iels couchent toustes les trois ensembles à l’âge adulte. Je crois qu’ici l’idée est peut-être de dire que la relation fusionnelle entre les membres d’une triade supplante les attirances romantiques usuelles, n’empêche que je ne peux m’empêcher d’y voir une choc-value glauque posée sur les relations homosexuelles : il y a vraiment beaucoup de scène de sexe dans le roman (en moyenne une tous les deux chapitres), si bien qu’on peut faire des statistiques. Et la quasi-totalité des scènes de sexe homo sont des incestes ou des viols ou les deux (viol collectif punitif d’un des héros, une des héroïnes qui prend sa sœur pendant son sommeil, une vieille femme qui drogue une des héroïnes de 36 ans sa cadette avant de coucher avec, etc etc.) alors qu’il n’y a pas ce degré de violence dans les scènes hétéro.


Utopies stériles

Avec tout ceci vient l’idée que l’utopie, le monde parfait et doux, ne serait pas compatible avec l’art (et la science) : c’est un sacrifice à faire au nom de la stabilité. Or, l’art étant important, la souffrance l’est aussi, en un sens.

Pour créer un « meilleur des mondes » où tout le monde est heureux, il a fallut nous dit Aldous Huxley renoncer à la liberté en premier lieu, mais aussi à la curiosité (donc à l’art et à la science).

— Il a fallu choisir entre le bonheur et ce qu’on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art.
[Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.244]

— Oui, disait Mustapha Menier, ce là un autre article au passif de la stabilité. Ce n’est pas seulement l’art qui est incompatible avec le bonheur, il y a aussi la science.
[Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, p.249]

De même, de nombreux textes présentés en 4e de couverture comme des utopies se trouvent-ils présenter des mondes figés dans une stabilité mortifère, respectant malgré eux la devise de l’État mondial créé par Aldous Huxley : communauté, identité, stabilité.

Comme d’habitude, il y a différentes façons de présenter cette idée, ou la stabilité va du désagréable ralentissement à la stérilité absolue. Mais l’idée est bien là, récurrente.

Dans Terra Ignota, seuls certains personnages (issus de la ruche Utopie) sont préoccupés par le ralentissement du progrès :

L’Âge exponentiel, de la peste noire aux guerres mondiales, se résume à la croissance, l’accélération, la construction de l’avenir, le changement, la guérison avant tout, puis le progrès, l’amélioration, l’exploration, l’interconnexion, chaque génération découvrant un monde nouveau, différent, plus évolué que celui de la précédente, un état de changement permanent, mêlé, mais généralement pour le meilleur plutôt que pour le pire.
Au début de notre ère moderne, après la guerre des églises, lorsque les ruches se sont constituées et le bonheur avec elles, l’humanité à ralenti. Les petits pas ont remplacé l’accélération exponentielle […] Le changement trop rapide est dangereux. Un monde heureux voulait suspendre le progrès.
[…] L’Utopie seule estime l’avenir plus important que le présent ; à ses yeux seuls, les mondes qu’ils nous seraient possibles de créer valent la peine de détruire celui que nous avons déjà.
[Sept redditions, Ada Palmer, p.366]

Dans « Pollen » de Joëlle Wintrebert, la stabilité n’est pas un thème central de l’histoire (pas du tout), mais est tout de même mentionnée :

— Pollen est vaste, répondit Gaza d’une voix calme. Nous n’en occupons qu’une infime partie. L’utopie de Jade nous a figés. Qu’avons-nous réalisé depuis cent ans ? Nous nous sommes installés dans une sorte de stase.
[Pollen, Joëlle Wintrebert, p.304]

On peut aussi se rappeler l’extrait des « Thanatonautes » de Bernard Werber où le rock a disparu au profit de musiques plus douces depuis que les gens se préoccupent d’abord d’être Bons.

Enfin, dans « Harmonie » de Project Itoh, une des choses qui dérange beaucoup les héroïnes, est qu’il y ait des avertissements de contenus sur les livres, ce qui dissuade les gens de les lire et décourage les artistes de créer des choses vraiment innovantes.

Tout roman ou essai que je m’apprêtais à lire était examiné par avance et recoupé avec mon dossier thérapeutique. Bien souvent, s’il connait une ou plusieurs composantes touchant à un traumatisme personnel passé, celles-ci étaient effacées avant même que je ne les visualise. Ou tout au moins, je recevais un avertissement. « Cette œuvre contient des éléments susceptibles d’être émotionnellement nocifs »
[…]— Avec ces filtres qui nous préviennent en permanence de ce qu’on va voir, personne ne regarde plus rien. Comment une mauvaise idée pourrait-elle germer dans l’esprit d’un artiste ? Quand je vois les livres et les tableaux d’autrefois, j’envie l’imagination de nos prédécesseurs. Vraiment.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il y avait toujours une possibilité que leurs œuvres puissent blesser quelqu’un. Qu’elles fassent de la peine ou qu’elles agacent.
[Harmonie, Project Itoh, p.78]

Petit aparté sur les Trigger Warning, puisqu’ils sont évoqués dans cet extrait

Ce genre de rhétorique « à cause des TW les gens ne lisent plus rien » m’énerve : autant je pense qu’il est important d’avoir régulièrement (avec soi-même) des discussions sur « quel usage je fais des avertissements de contenu » de sorte qu’ils ne deviennent pas une manière de fermer les yeux sur des choses que nous devrions au contraire prendre le soin d’observer.

Exemple tiré du livre de Sarah Schulman :

Ces « messages d’avertissement » concernent habituellement la violence sexuelle, mais cette restriction, par ricochet, peut permettre à des étudiant.es de ne pas se confronter à des textes abordant le colonialisme, la domination raciale, l’occupation, ou tout sujet qu’ils ou elles peuvent trouver bouleversant, même d’un point de vue de dominant.es.
[Le conflit n’est pas une agression, Sarah Schulman, p.90]

Autant quand ils sont usés à bon escient, à savoir pour éviter de se trouver exposé sans préavis à un contenu qui va faire ressurgir des souvenirs traumatiques et déclencher une crise, les trigger warning sont justement ce qui doit permettre aux personnes d’oser lire.

Le but, ce n’est pas « voir le panneau attention et ne pas rentrer, donc finir par n’aller nulle part », c’est « voir le panneau attention donc pouvoir se préparer avant de se jeter à l’eau, et puis ne plus avoir à stresser pour rien devant les œuvres dont le contenu n’entrera pas en résonance avec ses PTSD ».

Ce qu’il se dégage de tout ceci, c’est une double pensée :

Les artistes et la souffrance

D’abord « les artistes ne créent plus rien de bon parce que tout est trop doux et qu’il n’y a plus de plaies sanguinolentes qu’iels peuvent déverser dans leurs œuvres ». Cette idée n’a rien de la « réflexion profonde et réaliste sur le monde » qu’elle prétend être. C’est un cliché. (c’est pour cela qu’on le retrouve partout). Un cliché dans la continuité du mythe l’artiste torturé et incompris qui livre au monde son Œuvre avant de se laisser engloutir par une mort tragique et prématurée. (Mythe qui, au demeurant, contribue à décourager la rémunération des artistes, puisqu’après tout « iels font ça pour l’Art » et « la précarité les aide surement à créer »)

Vraiment : j’aimerais qu’on ait un rapport plus sain à la création.

La vérité c’est que l’on crée mieux quand on va bien. Personnellement j’ai souffert de solitude pendant longtemps. Ma première année à Nancy (particulièrement la 2e moitié), j’étais géographiquement totalement isolée et mon roman n’avançait pas, quand bien même je n’avais que ça à faire. Et puis ma copine s’est installée, et j’ai fini mon premier jet deux semaines après son arrivée. Tout ce que je n’avais pas pu faire en une année entière était soudain bouclé en quelques jours parce que j’allais bien.

Reconnaissons donc les mérites de Charlotte Perkins Gilman : elle était déjà saoulée de ses conneries en 1915 :

C’était ce bonheur enthousiaste des enfants et des jeunes qui me fit comprendre en premier la folie de cette notion que nous partageons tous — que si la vie était lisse et heureuse les gens ne l’aimeraient pas.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.202]

Dans son roman, l’éducation (lié, toujours, à la maternité) et centrale, et le but de chacune et d’apprendre et de grandir, si bien que leur société est toujours en évolution. Et quand leurs trois invités hommes tentent de leur expliquer que « la rivalité est la puissance motrice, vous comprenez » (p.121), elles ne comprennent pas du tout.

Autre livre qui prend ce cliché à rebrousse-poil : « After® » de Auriane Velten

Dans le monde présenté, la curiosité n’est pas impossible, juste assez découragée pour que les personnages ne sachent pas comment explorer la leur, qui existe bel et bien. On suit Cami, qui est à part de la communauté parce qu’ile a l’esprit trop scientifique, à toujours vouloir explorer et comprendre :

Ça ne va pas. J’ai fait montrer de trop d’enthousiasme. Or ceci n’est qu’un bavardage, à enjeu uniquement relationnel. Je relance, plus calmement, comme si la réponse ne revêtait pour moi aucune importance :
« Pour quoi faire ?
— Le Conseil pense que certains documents pourraient nous être utiles. »
Bloqué. Je ne vois pas comment continuer cette discussion sans faire étalage de curiosité. Du coup, le silence s’abat entre nous. La politesse voudrait que je le rompe, car c’est mon tour de parler. Mais je n’ai jamais su dire des choses qui ne veulent rien dire.
[After®, Auriane Velten, p.17]

… et Paule qui se réveille secrètement la nuit pour produire des « jolisons » avec les objets qui l’entourent, une pratique qui est normalement interdite (aucun des deux personnages ne connait le mot « musique » pour désigner cette activité clandestine)

[Paul] ne peut pas ignorer qu’ile se met en porte-à-faux par rapport au Dogme. Agir différemment est le premier pas vers l’inégalité entre les humains. Ile le sait et ile devrait en être chamboulé.
[After®, Auriane Velten, p.72]

Avec ces prémisses, l’interdit posé sur la curiosité est vite montré comme une erreur d’une société pas si utopique que ça, et alors que les deux personnages apprennent à apprivoiser leurs curiosités respectives (scientifique et artistiques respectivement) on réalise surtout que le Dogme a eu tort de restreindre la créativité : non seulement il ne le peut pas, mais il n’a pas besoin de le faire.

Les artistes (comme d’ailleurs les gens en général) peuvent se passer de la souffrance.

Et l’art le peut aussi.

L’art et la souffrance

On n’est pas obligé·es de répéter que « les gens heureux n’ont pas d’histoire » jusqu’à la fin des temps. Je sais bien que Tolstoï a la classe quand il débute Anna Karenine en écrivant :

Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière.
[Anna Karénine, Tolstoï, p.1]

Je crois qu’à vrai dire, la réalité est plutôt à l’inverse de cette déclaration :

L’horreur est un sentiment qui va nous saisir de toute façon. Il suffit de quelques mots seulement, pas même besoin de connaitre les personnages.

À vendre : chaussures de bébé, jamais portées
[Askip la plus courte nouvelle du monde]

… et puisque le sentiment est là, il est facile de le confondre avec un engouement pour l’œuvre : « puisque je ressens quelque chose, cela doit être bien » (je parlais plus en détail des conséquences de ce raccourci dans mon article sur les mots qui blessent). En revanche, pour que l’on partage le bonheur d’un personnage, il faut qu’on ait appris à l’aimer, qu’il nous soit proche d’une manière ou d’une autre, qu’on le considère presque comme un·e ami·e. Alors seulement sa joie sera la nôtre.

Tous les malheurs sont simples, mais chaque plaisir requiert une attention particulière.

Oui, peut-être parce que c’est plus facile, nous avons pris le pli de formes narratives basées sur un arc narratif avec de la tension, du suspens, des conflits à résoudre.

Le souci est que nous avons la mauvaise habitude, encouragée par les pédants et les snobs, de considérer le bonheur comme une chose assez stupide. La douleur seule est intellectuelle, le mal seul intéressant. C’est là la trahison de l’artiste : un refus d’admettre la banalité du mal et le terrible ennui de la douleur.
[Ceux qui partent d’Omelas, Ursula Leguin, p.2]

Mais dire que rien d’autre ne peut exister, cela m’apparait de plus en plus comme de la paresse (en plus d’être eurocentré)

Écrire des histoires de personnages heureux, cela demande un effort supplémentaire. C’est un défi (que dis-je « un défi » ? Une ambition !). Il faut se réinventer un peu. Eh quoi ! Est-ce que ce n’est pas ça précisément, l’art : créer ?

Je veux lire plus de gens qui essaient, même juste un peu, l’air de ne pas y toucher, comme Anna Gavalda l’avait fait dans « La consolante » (NB : un roman qui m’a je pense énormément influencée en termes de style : phrases courtes sans pronoms, retours à la ligne fréquents, bref je m’égare)

Ce qui suit s’appelle le bonheur et le bonheur est embarrassant.
Ne se raconte pas.
Dit-on.
Disent-ils.

Le bonheur est plat, mièvre, boring et toujours laborieux.
Le bonheur ennuie le lecteur.
Un tue-l’amour.

Si l’auteur avait deux sous de jugeote, l’auteur procéderait donc à une ellipse.
L’auteur y a pensé. A consulté son gradus :
ELLIPSE : suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu’il ne reste ni obscurité ni incertitude.

???

Pourquoi se passer de mots qui seraient nécessaires à la plénitude d’un récit qui en a tant manqué justement ?
Pourquoi se priver de ce plaisir ?
Sous prétexte d’écriture, écrire « Ces trois semaines aux Veseries furent les plus heureuses de sa vie » et le renvoyer à Paris ?
C’est vrai. Ces six mots : les, plus, heureuses, de, sa, vie, ne laisseraient ni obscurité ni incertitude. […]

Mais l’auteur renâcle.
S’est cogné des chauffeurs de taxi, des repas de famille, des lettres piégées, des décalages horaires, des insomnies, des débandades, des concours ratés, des chantiers boueux, une injection de Valium/potassium/morphine, des cimetières, des morgues, de la cendre, des fermetures de cabaret, une abbaye en ruine, des renoncements, des reniements, des ruptures, deux overdoses, un avortement, des contusions, trop d’énumérations, des décisions judiciaires et même des Coréennes hystériques.
Aspirerait aussi à un peu d’herbe…
Pardon. De vert.

Que faire ?
Aller plus avant dans ce guide des procédés littéraires.
AUTRE DEF. 1 Un récit elliptique observe strictement l’unité d’action, évitant tout épisode oiseux, rassemblant tout l’essentiel en quelques scènes.

Ainsi nous aurions droit à quelques scènes.
Merci.
L’académie est trop bonne.

Mais lesquelles ?
Puisque tout est histoires…

L’auteur refuse cette responsabilité. De départager ce qui est « oiseux » de ce qui ne l’est pas.
Et, plutôt que de juger, s’en remet à la sensibilité de son héros.
Il a fait ses preuves.

Ouvre son carnet.
Dans lequel une ellipse serait un amphithéâtre romain, les colonnades de la place Saint-Pierre ou l’opéra de Pékin de Paul Andreu, mais en aucun cas une omission.
[La consolante, Ana Gavalda, p.552-554]

NB : J’écrirai un jour un article sur les structures narratives.

De manière générale, c’est Toni Morisson qui a raison quand elle dit :

Je pense juste que la bonté est plus intéressante. Le mal est constant. Tu peux imaginer différentes façons de tuer quelqu’un, mais tu peux le faire dès l’âge de cinq ans. Il faut être un adulte pour consciemment, délibérément faire le bien – et c’est difficile.
[Citation traduite d’un article The Guardian, 2016]

Utopies partielles

De manière générale, les utopies sont difficiles à écrire.

Moi, j’ai la position facile : celle de contempler ce qui a (ou pas) été fait et analyser. Cela ne veut pas dire que je ferais mieux moi-même (simplement, je me dis qu’en analysant les choses à fond, je me donne des pistes pour essayer à l’avenir).

Mais en vérité, même si l’on arrive à donner du relief à des histoires de gens qui sont heureux et qui le restent (mettons qu’on décide que, ne serait-ce que pour une fois, la nouveauté d’une structure alternative et le plaisir de découvrir un monde idyllique supplante l’ennui d’un récit sans retournements de situation tragiques) : on n’est pas au bout de nos peines.

Écrire une utopie, c’est comme vouloir poser des galets les uns sur les autres pour en faire une tour élégante. Chaque pierre doit trouver son équilibre avec les autres. Au moindre écart, on ne peut pas lâcher l’édifice sans que tout s’écroule.

En comparaison, pour faire une dystopie, il suffit de regarder le petit tas bien compact qu’est notre société contemporaine et mettre un coup de pied dedans.

Quand on écrit une utopie, on n’est jamais à l’abri d’oublier quelque chose (que ce soit un choix volontaire pour créer une utopie ambiguë ou bien un angle mort), si bien que notre société ne sera pas utopique pour tout le monde.

On crée un monde sur la base de nos connaissances (forcément limitées, personne n’a la science infuse) aussi ce qui nous apparaissait comme réaliste ne le sera peut-être pas pour une tierce personne aux connaissances également limitées, mais cependant différentes.

Quand elle imagine ce à quoi ressembler une société utopique dans « ceux qui partent d’Omelas », Ursula LeGuin fait le choix d’écrire au conditionnel. Choix que je trouve extrêmement brillant, et qui lui permet de se questionner elle-même sur ses biais :

J’ai pensé d’abord qu’il n’y avait pas de drogues, mais c’est du puritanisme.
[Ceux qui partent d’Omelas, Ursula LeGuin, p.3]

Pour ma part, j’avais beaucoup aimé « Résolution » de Licam, mais pour moi, la société présentée ne pourrait fonctionner telle quelle qu’en étant située plus loin dans le futur. (J’en parlais ).

D’autres fois, c’est par choix (je crois ?) que certaines problématiques ne sont pas résolues. Dans « Rouge impératrice » de Léonora Miano, le Katiopia unifié est prospère, mais est loin d’être une utopie pour les personnes LGBT. Le chef d’État a été choisi par une organisation secrète et spirituelle dont les principes sont très genrés. Il y a une initiation pour devenir un vrai homme qui repose sur le fait d’avoir un pénis.

Ils […] avaient quitté ensemble l’état de musuba pour satisfaire au rite du bwende, devenant ainsi des hommes. Débarrassés du prépuce, la cicatrisation achevée au bout de quelques jours, ils avaient creusé un trou dans la terre et simulé la copulation. Sans cette étape, la circoncision, incomplète, ne les aurait pas autorisés à approcher des femmes.
[Rouge impératrice, Léonora Miano, p.75]

et une pour devenir une femme basée sur le fait d’avoir un vagin

la jeune fille avait découvert que la puissance de la féminité était une, qu’elle n’était pas un sexe, mais une force […] Munie de l’instrument d’usage, c’était à Boya qu’avait échu la tâche de procéder au tuba et de prononcer la phrase rituelle : Le monde émerge des ténèbres quand s’ouvre le sexe de la femme. Elle avait donc perforé l’hymen de Funeka, avant de lui rappeler, par la formule consacrée, que sa vulve représentait la grotte des origines. La membrane percée par l’officiante figurait quant à elle la toile d’araignée dont les fils de soie, reliés les uns aux autres, formaient une spirale recouvrant la cavité par laquelle l’univers avait pris forme.
[Rouge impératrice, Léonora Miano, p.101]

Je ne sais pas comment parler de ses scènes sans avoir l’air de porter un jugement raciste sur des pratiques qui ne m’appartiennent pas. Mais dans un futur qui ne représente pas uniquement une des cultures africaines, mais une vision unifiée de toute l’Afrique, j’avoue que je regrette qu’il n’y ait pas eu plus de place pour quelque chose de moins binaire (voir le chapitre « Je chante l’amour collectif » de Michaëla Danjé dans le recueil AfroTrans sur la diversité des identités africaines n’entrant pas dans la binarité de genre, voir aussi « Eau Douce » de Akwaeke Emezi : un roman quasi autobiographique sur sa reconquête de sa culture igbo). Il est bien fait mention du fait que « les grandes initiées accédaient de façon symbolique à l’androgynie dont toutes les civilisations s’étaient donné une représentation » (p.104), mais on ne voit jamais les initiées en question : les seules personnes trans que l’on croise sont dans un bordel où se rend l’un des personnages qui assument complètement d’être dans la fétichisation. La seule lesbienne que l’on croise, la femme du chef de l’État, renonce à se battre pour ses droits par goût de l’interdit (ce qui ne l’empêche pas de souffrir de son homophobie internalisée). De manière générale, on comprend que l’homophobie a encore de beaux jours devant elle :

Boya le savait, l’amour entre personnes de même sexe restait mal vu sur le Continent. Certes, on ne criait plus à l’abomination, on n’accusait plus ouvertement les colons d’avoir propagé leur vice, mais cela restait perçu comme une déviance. C’était une erreur de la nature, cette dernière ne créant jamais rien qui se refuse à engendrer, à perpétuer son espèce.
[Rouge impératrice, Léonora Miano, p.228 : plus personne n’accuse ouvertement les colons d’avoir propagé le vice de l’homosexualité, mais les gens semblent continuer de le penser, alors que les colons ont plutôt apporté l’homophobie]

Il se peut aussi que des idées néfastes rejaillissent parce qu’on n’a pas dépassé les préjugés de son temps et qu’on se sert de notre utopie pour propager des jugements foireux.

Par exemple, dans « Herland » de Charlotte Perkins Gilman, l’autrice se sert de ses femmes à la procréation particulière (par parthénogenèse) pour envoyer un message antiavortement. De fait, pour ces femmes qui n’ont pas l’utilité de cette pratique (dans la mesure où elles tombent enceintes par la force de leur volonté, il leur est impossible de tomber enceinte alors qu’elles ne le voudraient pas), il est logique que l’idée d’avorter les perturbe. Mais la scène qui suit n’était franchement pas nécessaire (TW antiavortement vénère) :

– Détruire les fœtus…! dit-elle avec un soupir rauque. Les hommes font-ils cela dans votre pays ?
– Les hommes ! commençais-je à répondre, avec virulence, et je vis alors le gouffre s’ouvrir devant moi. Aucun de nous ne voulait que ses femmes pensent que nos femmes leur étaient inférieures d’une façon ou d’une autre. J’ai honte de dire que j’usais de faux-fuyants. Je lui parlai de certains types de femmes criminelles — perverses ou folles — qui, nous le savions, avaient commis des infanticides.
[Herland, Charlotte Perkins Gilman, p.138]

Bref : de manière générale, pour écrire une utopie complète, il faut penser à tout : racisme, sexisme, économie, politique, santé et santé mentale, écologie, psychologie, etc., etc. Personne n’a les compétences pour cela.

Au mieux, on peut resserrer l’utopie sur les domaines que l’on maitrise.

Moi-même, pour faire cet article, ai concentré mes efforts principalement sur des textes féministes et/ou queers. J’ai ajouté « Harmonie » comme il est question de dictature sanitaire et que mes réflexions sur l’antivalidisme me donnent aussi un regard sur cette question. J’ai parlé du « meilleur des mondes » parce que c’est un classique de la science-fiction, mais je n’ai même pas évoqué la « Utopie » de Thomas Moore qui est pourtant fondatrice du mot même utopie. J’ai beaucoup hésité avant d’intégrer « Rouge impératrice » à ma réflexion (peur de dire des bêtises). Et il y a globalement bon nombre de textes que je n’ai pas ajoutés à ma liste de lecture : par exemple, je n’ai aucune utopie écologique dans ma bibliographie.

Utopies quand même

On se retrouve donc face à ce paradoxe : vouloir lire des utopies, mais peiner à les écrire.

Parce que oui : nous voulons des utopies.

Les lectaires veulent des utopies.

Moi, je veux des utopies. La vie réelle est déjà bien assez merdique pour que je n’aie pas envie de lire constamment oh combien cela pourrait être pire. Parfois oui, c’est sympa de ce faire peur, de se prendre un choc d’adrénaline gratuit : parce qu’on sait qu’une fois les pages refermées on est bien à l’abri chez soi. Mais cela ne marche que si justement : on est bien à l’abri chez soi.

Les maisons d’édition veulent des utopies. La volte quand elle crée son label de novela dédié « Eutopia » (« Résolution » de LiCam, « Un souvenir de Loti » de Philippe Curval). Les moutons électriques quand ils font leur communication autour de trois titres marqués d’une banderole « Besoin d’utopies ? » (« L’œil du héron » d’Ursula LeGuin, « Transit » de Pierre Pelot, « L’univers monde » de Michael Jeury, « Lisère du pacifique » de Kim Stanley Robinson)

Et les autaires veulent des utopies également : comme le démontre le grand nombre de titres que j’ai pu ajouter à ma liste de lecture… et le nombre encore plus grand de titre que j’ai laissé de côté (y compris parce que je ne les connais pas).

Et s’iels n’arrivent pas à nous livrer le produit fini, il reste l’option de montrer la possibilité.

« Venus plus X » de Théodore Sturgeon est un roman de science-fiction qui présente une utopie qui, de prime abord, ressemble à un bingo de (quasi) tous les points susceptibles de me déplaire dans une utopie (sauf la stérilité artistique) :

  • Une utopie à twist : Les Ledom, habitants de l’utopie que l’on pensait bisexués, ne sont pas naturellement bisexués, ils le deviennent suite à une opération génitale postnatale. Cela est la preuve de la fausseté de cette utopie qui a besoin de supprimer artificiellement les différences de sexe pour arriver à l’égalité des genres (il n’y a plus qu’un seul genre égal à lui-même).

Personne ne s’était jamais avisé, par exemple, de demander pourquoi notre check-up mensuel a lieu sous anesthésie totale et, ce, toute notre vie durant ; personne n’avait jamais demandé pourquoi nos bébés passaient toujours un mois en couveuse avant de nous être montrés.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.225]

  • Une utopie inhumaine : dans la mesure où comme dit dans le point précédent, les Ledom sont bisexuées

Avant tout, les Ledom étaient indiscutablement et intégralement porteurs des deux sexes. L’équivalent de pénis prenait racine très en arrière, dans ce qui chez l’Homo sapiens, aurait été la fossa vaginalis. À la base de l’organe, de part et d’autre, s’ouvraient deux museaux de tanche symétriques à l’extrémité de deux cols, car les Ledom avaient deux utérus et donnaient toujours naissance à des jumeaux identiques.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.96]

  • Une utopie matriarcale (ce bien qu’il n’y ait pas de femmes à Ledom) : On introduit une différence presque essentialiste entre matriarcat et patriarcat (je suis d’accord sur sa définition du patriarcat, mais pas pour nommer « matriarcat » son contraire)

Les peuples dominés par le Père, qui fondent des cultures à dominante paternelle, ont des religions paternelles : une divinité mâle, des écritures qui font autorité, un gouvernement central puissant, une grande intolérance vis-à-vis de l’esprit de curiosité et de recherche, une attitude sexuelle répressive, un conservatisme profond (car il n’est pas question de détruire se ce que le père a bâti), une démarcation rigide entre les sexes (vêtements et conduite) et une profonde horreur de l’homosexualité.
Les peuples dominés par la Mère, qui fondent des cultures à dominante maternelle, ont des religions maternelles : une divinité femelle, servie par des prêtresses un gouvernement libéral, nourricier des masses et protecteur des faibles, une grande propension à la pensée expérimentale, une attitude sexuelle permissive, une définition assez vague de la frontière entre les sexes et une terreur de l’inceste.
Le patriarcat cherche toujours à imposer sa domination aux autres nations et cultures. Le matriarcat non. C’est pourquoi le premier tend peu à peu à l’emporter, à s’universaliser, avec des à-coups et des révoltes de l’autre tendance, qui finit par disparaitre.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.206]

  • Une utopie partielle : parmi les inventions technologiques qui rendent l’utopie Ledom possible, il y a le cerebrostyle, une machine qui permet de transférer des résonnements logiques d’une personne à l’autre. On nous dit que cette invention serait impossible à détourner pour du lavage de cerveau dans la mesure où les informations données passent forcément au crible analytique de la personne qui reçoit qui finit forcément par trier le vrai du faux. Or vu la popularité et la persistance des théories du complot, je ne crois pas du tout aux explications :

Il serait impossible d’imprimer des contre-vérités dans un cerveau au moyen du cérébrostyle quelle que soit leur logique apparente, car, tôt ou tard, elles entreraient en conflit, par tel ou te de leur aspect, avec un fait observé et vérifié et tout le système s’effondrerait.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.125]

Mais là où Théodore Sturgeon fait fort, c’est qu’il a conscience de tout cela, et il en joue :

« Et tout ce qu’ils nous aient jamais demandé fut de garder l’humanité en vie. Pas son art, sa musique, sa littérature, son architecture. Non. L’humanité elle-même, au sens plus large, son être. L’être de l’humanité.
« Nous ne constituons pas réellement une espèce. Nous sommes des “constructions” biologiques. […]« De temps à autre, nous devrons rencontrer homo sap. pour voir s’il est enfin prêt à vivre, à aimer et à adorer sans l’aide des béquilles que constitue une bisexualité artificiellement implantée […] Nous ne sommes pas une utopie. Une utopie est quelque chose de complet, d’achevé. Nous sommes des passagers, gardiens – un pont si vous voulez…
[Venus plus X, Théodore Sturgeons, p.245]

“Venus plus X” n’est pas parfait, il est daté à plein d’égards (notamment quand il évoque les personnes trans et intersexes pour conclure l’air de ne pas y toucher “Tout ces exemples sont assez grossiers et choisis parmi les extrêmes dans le seul but d’illustrer ce que j’ai à dire” (p.195), mais il propose une vraie réflexion sur le genre. (À l’époque de sa sortie, on le comparait beaucoup au bien plus connu de nos jours “La main gauche de la nuit” de Ursula Leguin qui montrait aussi une société avec individus ne connaissant qu’un seul genre lié à une biologie particulière : dans le roman d’Ursula LeGuin les habitants de Nivôse ne sont pas bisexuées, mais asexués or période de rut où leur pousse un sexe ou l’autre aléatoirement)

Et si tu ne venais pas d’une culture qui s’est aussi radicalement centrée sur la différence, en elle-même peu importante, tu serais en mesure de voir du premier coup d’œil à quel point elle reste minime.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.98]

Par ailleurs, Théodore Sturgeon fait dans “Venus plus X” une chose que je n’ai vue dans aucun des autres titres précédemment mentionnés : il crée une société basée sur le changement.

— N’as-tu pas compris que l’essence même de Ledom, c’est… le passage ?
— Le passage ?
— Le mouvement, le catabolisme… La musique existerait-elle sans passage, sans progression ? Et la poésie ? […] La vie elle-même existerait-elle… Mais enfin – passage c’est presque une définition de la vie.
[Venus plus X, Théodore Sturgeon, p.168]

Leur religion est centrée autour des enfants, mais ce n’est pas comme c’est souvent le cas pour une question de parentalité (du moins pas que) : c’est aussi parce qu’en faisant de leurs enfants leurs dieux, ils s’assurent que leur foi ne se figera pas entre les mains de grands pontes qui refusent de faire évoluer leur dogme millénaire.

— C’est cette capacité d’amélioration que nous révérons en nous-même, tout comme le sens des responsabilités qui en découle. L’enfant représente tout cela à la fois. Et aussi…
Il s’arrêta.
— Continue.
— […] Nous adorons les enfants parce qu’il est inconcevable que nous leur obéissions un jour.
[Venus plus X, Théodore Sturgeons, p.167]

C’est une idée que je voudrais voir plus souvent.

Pour moi, une des raisons pour laquelle beaucoup d’utopies échouent (sont à twist, inhumaines ou stériles) c’est qu’elles veulent à tout prix édicter leurs règles.

Mais ce sont les normes qui nous empoisonnent : non pas leur contenu, mais la normativité même. Supprimer une norme pour en imposer une autre n’améliore rien. C’est juste restrictif d’une autre manière, car un système rigide reste un système rigide. Ce même s’il repose sur des lois qui à l’heure actuelle nous semblent meilleures que celle que nous avons actuellement.

Plus j’y pense, plus je me dis qu’une utopie ce n’est pas un monde sans problème, c’est un monde où l’on s’est donné les moyens de résoudre les problèmes.

Un monde où l’on communique, où l’on débat, où l’on expérimente, où l’on crée, où l’on s’autorise à ne rien faire aussi, où l’on échoue, mais où ce n’est pas grave, car tout ne tourne pas autour de la réussite obligatoire et d’une recherche constante d’une perfection illusoire.

Et puis, ce n’est pas obligé d’être grand : personnellement, je ne peux m’empêche de voir le vaisseau de l’espace d’un an comme une utopie miniature, réduite aux membres de l’équipage. Ce sont des gens qui voyagent ensemble à travers l’espace, qui rencontrent des problèmes, se disputent parfois, mais s’aiment et savent trouver ensemble des solutions. (Voir ma chronique complète)

Bref : une utopie c’est un peu bordélique.

Dans “Bâtir aussi”, recueil de nouvelles collectives, on rencontre plein de communautés dans un monde post-apo où chacun essaie de… ma foi… bâtir. Je me rappelle d’une nouvelle en particulier où des trois jeunes s’étant lancés dans la construction d’un avion emboutissent par accident un immeuble. Deux visions s’opposent : celles des pilotes convaincus que leurs expérimentations amélioreront le monde, et celles des habitants, plus âgés, qui voient dans ses velléités de voler une résurgence d’un passé trop sombre.

— Ce n’est pas pour rien qu’il y a un rationnement d’essence ! Si tout le monde faisait joujou dans son coin sans en avoir rien à foutre des autres… Faire voler des avions ! Vous vous croyez encore dans l’Antémonde ? De nos jours, on compose avec ce qu’on a, on ne fait de pas de plan sur la comète !
[…]— L’Antémonde par ci, l’Antémonde par là. Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Nous ne l’avons presque pas connu, votre Antémonde. Par contre le froid, le manque de nourriture, le chaos et la guerre, ça, on a bien enduré ! Nous voulons contribuer à améliorer le monde dans lequel nous vivons comme chaque personne ici. Multiplier les liens avec les autres régions c’est un vrai besoin. Et nous avons cette possibilité géniale qu’est le transport aérien. Nous voulons avancer et non régresser !
[Bâtir aussi, Lave ton linge 2.0, p.128]

Et puis ça discute, ça trouve un accord (au moins : aider à réparer le toit), ça relance les réflexions de la narratrice sur la solidarité et la valeur du travail.

Quoi qu’il en soit les pratiques d’entraide et de générosité se multiplient d’année en année. Et oui, ce monde me donne de plus en plus d’espoir… En même temps, ce qui se joue entre les habitantEs et cette bande d’AviatricEs, on ne peut pas vraiment appeler ça de la solidarité par proximité. Ça ressemble plutôt à un bon coup de pression suite à une grosse foirade.
[Bâtir aussi, Lave ton linge 2.0, p.133]

Le tout ne ressemble pas à une utopie, ce n’est pas parfait (d’abord, c’est post-apo), ce n’est pas dénué de conflits (bien au contraire). Mais il y a des gens qui se donnent les moyens d’avancer ensemble, qui discutent, qui négocient, qui bidouillent.

Notre travail ne s’est pas uniquement nourri de nos questions, mais aussi de nos désaccords. Nos polémiques, nos imaginaires en conflit, nous ont donné l’inspiration d’une réalité tout en mouvement et en divergence. Des vies pleines de contradictions et de contrariétés, ou chacunE se verrait contraintE à dépasser ses limites et à en formaliser d’autres. Notre passion pour les pratiques autogestionnaires et antiautoritaires, notre volonté de fabriquer des consensus et de penser les rapports de force, nous on pousséEs à imaginer des mondes où chacunE pourrait trouver des prises vers l’émancipation.
La fiction nous a permis d’ouvrir quelques fenêtres sur des existences collectives, vastes et complexes, mais sans ériger de programme, en projetant seulement des fragments nourris de notre passion pour la bidouille.
[post face des Ateliers de l’Antémonde, Bâtir aussi]

Bibliogaphie

Romans avec des composantes utopiques (hors matriarcats)

    • After®, Auriane Velten > un roman que je ne sais pas comment recommander sans le spoiler, mais foncez !
    • Bâtir aussi, collectif > des nouvelles sur des personnages pas forcément d’accord, mais qui ont prit conscience qu’iels habitaient le même monde et s’efforcent d’y vivre ensemble
    • Ceux qui partent d’Omelas, Ursula LeGuin > une courte nouvelle que vous pouvez lire
    • Demain les chiens, Clifford Simak > un recueil de nouvelles avec des chiens
    • L’espace d’un an, Becky Chambers > un de mes romans préférés
    • Le meilleur des mondes, Aldous Huxley > un classique de la science-fiction dystopique
    • Résolution, Licam > une novela dans une société pensée par une personne atypique
    • Rouge impératrice, Léonora Miano > un roman afrofuturiste avec une Afrique (Katiopia) unifiée et prospère
    • Terra Ignota (Trop semblable à l’éclair, Sept redditions), Ada Palmer > une série narrée par un antihéros, très dense et pleine de réflexions philosophiques qui nous tiennent en haleine
    • Triton, Samuel Denaly > un vieux classique de la SF queer
    • Venus plus X, Théodore Sturgeon > un des premiers romans de SF avec une société agenre (à ma connaissance)

Matriarcats

  • Chroniques du pays des mères, Élisabeth Vonarburg > une plongée dans l’histoire d’un monde futuriste au féminin
  • Herland, Charlotte Perkins Gilman > qui a le mérite de vraiment être une utopie
  • L’autre moitié de l’homme, Joanna Russ > avec un supplément de sarcasmes bien sentis ^^
  • Les guérillères, Monique Wittig > j’ai toujours pas déterminé si c’était un roman, de la poésie, ou un recueil de pensées
  • Les mariages entre les zones trois, quatre et cinq > Une fiction sur les rapports entres hommes et femmes
  • Pollen, Joëlle Wintrebert > avec supplément scène de sexe
  • Woman World, Aminder Dhaliwal > une BD humoristique

Autres livres cités

  • Le conflit n’est pas une agression, Sarah Schulman > un essai que je recommande à mille pourcent
  • La consolante, Anna Gavalda > Un roman tout doux
  • La justice de l’ancillaire, Ann Leckie > une histoire de vengeance à l’échelle d’un empire galactique
  • Le gambit du renard, Yoon Ha Lee > de la SF militaire et mathématique et queer de haut vol
  • Les étoiles sont légions, Kameron Hurley > du bon space opera organique qui parle d’enfantement
  • Anna Karénine, Tolstoï > un livre que j’ai pas lu
  • Harmonie, Project Itoh > un livre que j’aime pas
  • Les thanatonautes, Bernard Werber > un livre de SF qui prenait la poussière dans ma bibliothèque

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One comment

  1. Merci, c’est très intéressant !
    J’aimerais écrire une utopie un jour, et toutes ces pistes de réflexion peuvent m’être utiles 🙂

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